Lisons donc nos comics d’aujourd’hui, dans notre modernité extrême, aux colorisations digitales surchargées d’effets de lumières souvent exagérées. Ces comics de demain que nous pouvions attendre impatiemment sont arrivés, et tendent à être démodés. Ces comics de demain, étaient pourtant les comics d’aujourd’hui il y a bientôt dix ans. Avec les New 52, DC Comics a su, effectivement attirer les foules en confirmant le consensus établi autour du design discutable de Jim Lee. Toute cette « modernité », qu’était-elle ?
Je vous livre ici une simple observation des comics d’aujourd’hui, les succès critiques et commerciaux. Je suis tout d’abord parti de la simple question : qu’est ce qu’un bon comics aujourd’hui ? Qu’a-t-il de si particulier ? Laissée dans un coin de ma tête, j’ai lu quelques numéros récents : Batman Universe #3, Spider-man : Going Big #1, Action Comics #1014, et quelques autres.
Au fil de mes lectures, quelque chose me perturbait. Je trouvais un plaisir étrange et nostalgique à travers des numéros qui n’avaient rien de bien particulier, sinon cette qualité de référence. S’il était évident pour Spider-man : Going Big – puisque sa publication joue sur sa référence à une époque passée – quelle pouvait-elle être dans ce Action Comics #1014, comics plus actuel que jamais, plus moderne que tout autre ?
Une histoire de codes
Peut-être suis-je naïf, mais à toujours chercher le comics qui rompt les codes, celui qui ne se plie pas aux exigences éditoriales, j’en venais à oublier leur nécessité. Si ces codes existent, c’est qu’ils fonctionnent. Ou du moins, qu’ils peuvent fonctionner selon leur utilisation. Avec Action Comics #1014, les codes utilisés par Brian M. Bendis diffèrent de ceux appliqués par d’autres scénaristes dans des séries secondaires actuelles. Le récit est découpé avec précision, écriture de scénariste de feuilleton par excellence. Le récit s’y prête. Orientation qu’on qualifie de moderne, dans le rapport entre série télévisée et comics.
Szymon Kudranski est colorisé par Brad Anderson. Ce dernier a opté pour une colorisation plus éclairée, qui joue sur les halos de lumière et qui rappelle (étrangement) celle de David Messina (The Bounce, Cloak & Dagger). Ce dernier est parfois assisté à la colorisation, mais est toujours associé à un style qui lui est propre. Le jeu de couleurs comme les formes bien plus souples et arrondies qu’un Ivan Reis profitent et donnent à Action Comics une esthétique à la fois plus agréable, voir joviale, alors que le scénario se trouve être plus sombre et sérieux.
L’effet nostalgique est alors double. Action Comics reflète le polar de Bendis des années 90/2000, aussi bien que certaines techniques propres à ces années là. Est-ce bien ce qui constitue le succès d’Action Comics actuellement ? Rien de sûr. Mais en ce qui concerne le plaisir de lecture, assurément. S’ajoute à cela cette légère part de codification du comics de super-héros, sans quoi (avouons-le) Action Comics ne serait pas véritablement Action Comics.
Faire aujourd’hui, les comics dont nous rêvions hier
Voilà la règle d’or du succès dans les comics. Et elle est toujours appliquée. Règle du succès veut-elle dire règle de réussite ? Revenons à nos fameux New 52. Outre la mauvaise idée d’un reboot partiel, ces New 52 étaient l’idéal des 90 : un univers empli de blockbusters. Le design de Jim Lee transpire en chacun des titres. Le stéréotype du comics ressort vainqueur.
Et aujourd’hui (étrangement ?), les comics les plus appréciés sont ceux se référant au Silver Age. La tendance est à l’utilisation d’une icône du Silver Age pour en faire ressortir une histoire moderne dans son propos, sinon dans sa narration. C’est ici qu’intervient Batman Universe #3. Nick Derington possède un style définitivement à part. Coloré, aux frontières du psyché, le comics moderne tel que nous l’entendons ne concevait pas tout à fait l’arrivée d’un artiste sur un titre Batman. S’il s’agit d’une « exclusivité », le résultat est plus qu’apprécié. Un Batman coloré en 2019 : qui l’aurait cru ?
Batman Universe prend à contre-pied le Batman de Tom King. Léger dans son propos, décomplexé sans jamais tomber dans l’idiotie, Brian M. Bendis joue encore plus sur ce parallèle entre comics moderne et référence au comics passé. Son Batman traverse l’espace et le temps chapitre après chapitre, s’accommodant à la narration épisodique – rappelant les The Brave and the Bold d’origine, ou les DC Comics Presents. On pourrait faire un même constat du crossover Justice League / Black Hammer,
Le comics moderne : définition malléable
Le comics moderne est divisé. D’un côté les comics grand public qui répondent à une action intense et continue rythmée par les événements successifs (Justice League, Superman, Avengers, Guardians of the Galaxy), l’approche psychologique prisée (Batman, Captain America, Moon Knight, Daredevil, Vision, Joker : Smile, Criminal Sanity, et même ce retour au thème de l’identité dans Spider-man), et d’un autre, l’émergence de ce goût pour l’étrange, le fondement du comic-book avec les exemples cités et d’autres.
Depuis le succès retentissant de Mister Miracle, le concept du Silver Age modernisé se repend. Grant Morrison joue cette même carte avec son Green Lantern, et Tom King lui même retourne sur un principe similaire avec Adam Strange, aux côtés de Mitch Gerards… et Doc Shaner. Doc Shaner, artiste référant au Silver Age par excellence, s’est fait remarquer chez DC avec Future Quest, usant de personnages des années 60. Ce même Doc Shaner qui a remplacé Ivan Reis sur The Terrifics pour y instaurer, avec Jeff Lemire, cet esprit Silver Age décomplexé et appuyer la folie du titre qui a consolidé l’univers du titre et participé à sa « survie ».
Je n’irais pas jusqu’à parler d’un mouvement qui se crée. Le passé, qu’il s’agisse de références ou de réécritures, le comics en fourmille. Le principe de ret-con ne sort pas de nulle part, et Scott Lobdell comme Fabian Ncienza en connaissent un rayon. Mais la relation au Silver/Bronze Age tend à se faire remarquer, aussi bien chez DC que chez Marvel (X-men Grand Design, Fantastic Four Grand Design, Spider-man : A Life Story, Invaders, etc.).
Le comics, et son vaste catalogue, ne peut répondre à un consensus. Mais de nos étalages, une nouvelle manière de présenter/moderniser un personnage iconique a fait son apparition avec l’association d’une écriture profonde à l’aura d’une icone. Strange Adventures a toute ses chances d’enfoncer le clou. Si la référence a toujours été, elle a rarement été aussi forte, et continue encore de grandir avec l’arrivée prochaine de La Legion et des Metal Men.
Analyse intéressante des styles qui ont le plus de succès dans les comics actuellement.
Personnellement, j’ai toujours l’impression que c’est les comics Blockbuster chez DC et Marvel qui ont le plus du succès notamment en Amérique du Nord, même si on se fie aux ventes de comics ces derniers mois certains comics moins blockbuster se hisse assez haut sans être du Batman (Immortal Hulk par exemple qui même si il comporte pas mal de scène d’action, il est plus référencé comme un comics d’horreur).
Après je sais pas trop quoi dire de plus. Le Silver Age ne me touche pas particulièrement, et j’ai pas grand chose à dire là dessus. ^^
Néanmoins même si je m’y connait peu, c’est toujours intéressant de lire des avis sur le sujet et sur quoi pourrait se tourner le comics vers l’avenir. Les lecteurs veulent peut-être se rediriger vers un univers plus loufoque et positif (Silver Age), et moins vers un univers Dark/
J’aurais mis du temps, mais j’aurais in fine réussi à lire et commenter cette magnifique chronique. Le propos est intéressant et aurait, je pense, bénéficié d’un format plus ample. On a une dialectique triptyque, fluide dans la lecture, mais les arguments auraient mérité un plus grand développement.
Au-delà, si j’approuve ta dialectique et ton propos, il manque pourtant, je trouve, une notion-clef, celle que tu suggères sans jamais la référencer : celle du post-modernisme. Le comics moderne se fonde comme un objet, peut-être à la manière d’un cinéma contemporain grand public, héritier de plusieurs époques, ayant vu tous les excès et extrêmes, et qu’il en arrive à les pasticher, en écho avec ta notion de malléabilité.
Les codes que tu mentionnes, l’ambition constante de les rompre ou de jouer avec, ne sont pas étrangers à cette interrogation du passé du médium. King, Morrison, Bendis n’ont de cesse de citer des ères révolues pour tenter de les moderniser ; cela me semble être le parfait exemple du courant post-moderne traversant les comics.