Off My Mind #29 – Wonder Woman, Argile et Prométhée

Avant de quitter les vallées de Themyscira et de s’envoler pour l’Amérique aux côtés du soldat Steve Trevor, Wonder Woman était, dès sa création, l’incarnation d’une pensée féministe et la réminiscence de croyances mythologiques souvent empruntées par la BD de super-héros. Si Jerry Siegel s’est inspiré des exploits d’Heracles dans sa création de Superman en 1938, le personnage était déjà au confluent d’autres héros, pulps, mythiques ou littéraires. De la même manière que le panthéon de DC Comics tout entier reprend en grande partie l’iconographie et l’héritage des textes grecs (depuis les codes graphiques du peplum aux récits eux-mêmes), Wonder Woman est pour sa part une héritière directe des héros de l’Olympe. Avant d’être la fille de Zeus, elle était, comme l’avait pensé Marston, l’héritière du mythe de Prométhée.

Les deux histoires sont (peu ou prou) de notoriété publique. Après un papier encourageant la lecture de comics aux enfants (au devant de pas mal de critiques survenues à l’époque), le docteur William Moulton Marston est engagé par l’éditeur Max Gaines pour participer directement au tissu créatif des super-héros, alors en pleine explosion. Féministe engagé, esprit avant-gardiste et souvent mis de côté dans la galerie des grands noms de la BD, ce psychologue va puiser dans le terreau (fertile) de l’Antiquité pour trouver l’inspiration de son héroïne.

Wonder Woman, à l’inverse de sa réinterprétation récente par Brian Azzarello, n’a, à l’époque, pas de père. Elle est forgée dans l’argile, comme ses comparses Amazones, et animée par Aphrodite qui lui donne la vie. C’est sa mère Hippolyte qui sculpte son corps d’enfant, empruntant l’art de la création aux dieux des mains de la déesse de l’Amour, sainte-patronne de ce peuple qu’elle a créé et protège de la violence des hommes barbares. Toute considération idéologique mise à part, cette histoire reprend pour beaucoup l’histoire du Titan Prométhée, un mythe essentiel de la culture grecque souvent repris et interprété différemment.

Bien avant que le cinéma Hollywodien ne se saisisse de la métaphore pour remplir de fond des intrigues de films bancals, la littérature, la peinture ou la sculpture l’avaient précédé. Comme pas mal de versions de la Création, cette histoire a pris plusieurs sens au fil de l’Histoire – Wonder Woman n’en est qu’une des nombreuses héritières, et si Martin Nodell a été chercher l’anneau des Lanternes dans un autre pan mythique, cette idée de l’origine sert un peu plus l’Amazone que la simple anecdote déconnante. Reprenons depuis le début.

The Story of Prometheus

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À l’image d’autres cultures, l’origine du monde vue par les grecs commence par le chaos. De ce néant jaillirent les premières divinités, Terre (Gaïa), Ciel (Uranus), Amour (Eros), les abysses et le Tartare, qui formeront la première génération de dieux s’apprêtant à enfanter le panthéon suivant. Marchant sur une idée de descendance, de parents aux enfants, la croyance grecque prête aux premiers dieux la naissance des Titans, six mâles et femelles parmi lesquels Chronos, père de Zeus et leader des Titans.

Dans une idée constante de guerres intestines sur chaque génération, les Titans entrèrent en conflit avec leurs propres enfants. La Titanomachie, une guerre décisive pour l’ordre universel pensé par les grecs, imposa Zeus comme le maître de toute chose, après avoir défait son père et enfermé la plupart des Titans dans le Tartare, en guise de châtiment. Dans cet affrontement, les frères Prométhée et Epiméthée, tous deux Titans, ne prirent pas le parti de leur espèce et décident de combattre aux côtés des Olympiens dans la Guerre (contrairement à leur troisième frère, Atlas, qui fut condamné à porter la voûte céleste sur ses épaules pour l’éternité). Pour les remercier, Zeus leur attribua la tâche de créer le corps des créatures mortelles, dans l’argile.

Epiméthée forgea les animaux. Il leur donna ailes, griffes, fourrures. Prométhée forgea les hommes, leur donna la capacité de marcher comme les dieux, et différents dons hérités d’Athéna : l’architecture, les mathématiques, la métallurgie, la navigation et la médecine. Différentes versions s’opposent quant au rôle joué par le Titan dans la création – s’assemble généralement l’idée d’une divinité paternelle, qui, parce que Zeus avait banni les Titans ou parce qu’il était, comme Pygmalion, tombé amoureux de ses statues d’argile, prit un jour le parti des hommes contre celui des dieux.

À Sycione, lors d’un sacrifice de taureau (la mythologie grecque est pleine de taureaux), Zeus chargea Prométhée de répartir les attributs de l’animal entre la part des hommes et celle des dieux. Choisissant d’avantager les mortels, il s’attira une première fois les foudres du chef de l’Olympe, et devint pour beaucoup la représentation d’une forme de rébellion envers l’ordre établi. Certains textes décrivent la suite de l’histoire comme inévitable.

Parce que les hommes ne pouvaient cuire la viande du bœuf, Prométhée partit allumer une torche au char de feu du Soleil. Il en détacha un morceau de braise incandescente, qu’il amena aux hommes sans l’accord des dieux. Transmettant le don du Feu, privilège divin, aux humains, Prométhée se fit l’ennemi de Zeus, qui pour le châtier chargea Héphaïstos le forgeron de sculpter, à nouveau dans l’argile, la plus belle des femmes. Il la baptisa Pandore, ou Pandora, et l’offrit à Prométhée en gage de cadeau empoisonné. Sentant son frère en danger, Epiméthée intercepta Pandore, dont il tomba éperdument amoureux.

Le piège de Pandore s’abattit sur les hommes et Epiméthée, lorsque celle-ci ouvrit une jarre contenant tous les maux du genre humain. Les hommes reçurent alors le malheur : vieillesse, travail, maladie, folie, vice, passion et fausse espérance furent le cadeau empoisonné fait à l’Humanité chère à Prométhée, qui fut ensuite puni directement. Enchaîné aux montagnes du Caucase, le Titan vécut trente mille années de torture, subissant chaque jour la visite d’un aigle venu lui dévorer le foie (qui se reconstituait à chaque nuit), incapable de mourir ou de se libérer. Cette image du dieu enchaîné fut l’inspiration de nombreux tableaux, symbole du refus des sociétés pour le progrès social et intellectuel – une idée qui se retrouve aussi fréquemment chez Wonder Woman, dans les années ’40.

Le Titan fut finalement libéré par Heracles avec l’accord de Zeus, et put enfin rejoindre le panthéon de l’Olympe, pardonné d’avoir préféré aux dieux les simples mortels d’argile qu’il avait façonnés. Cette version de l’histoire n’en est qu’une parmi d’autres, différentes sources s’affrontant sur les détails de la vie de Prométhée ou de son rôle dans la Création. La plupart gardent l’idée du Titan bienveillant qui donna le feu et la connaissance aux humains, et leur permit de s’élever à l’égal des dieux.

Gods Are Selfish Beings

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En tant que mythe, Prométhée a impacté durablement le monde des arts, en particulier la peinture occidentale de l’après-renaissance. Son emprunte est immense, de la flamme olympique jusqu’au satellite de Saturne, trop variée pour être quantifiée. En poésie, il fut repris par Goethe ou Lord Byron. En littérature, la première édition du Frankenstein de Mary Shelley avait pour sous-titre « The Modern Prometheus », une manière noble de reprendre l’idée de cet être façonné dans un autre argile où la vie est insufflée. Difficile d’estimer précisément les retombées de la créature sur la culture populaire moderne – disons en résumé qu’elles furent importantes, et s’étendirent régulièrement au monde des comics, d’horreur ou de science-fiction (il existe en parallèle une version DC tout à fait officielle, quoi que le lien reste assez distant).

Régulièrement repris dans la littérature et plus récemment, la science-fiction écrite ou mise en scène (des séries TV au cinéma, avec les jeux vidéos), cette idée de l’origine sur laquelle on met un nom a donné lieu à différentes versions du mythe, plus rationalisées. Dans les comics, différentes idées sont restées, de près ou de loin. Plusieurs personnages de DC ont repris le nom, sans nécessairement épouser la symbolique.

On dénombre trois Prometheus dans la continuité de l’éditeur, un premier apparu dans les pages de Blue Beetle sous la plume de Len Wein, le second et plus connu par Grant Morrison, et un troisième en 2004 dans la série Gotham Knights par le scénariste A.J. Lieberman. La plupart des grandes maisons ont offert un clin d’œil au mythe (plus central que d’autres chez des auteurs comme Moore ou Mignola), trop important pour être repris littéralement. La mythologie grecque au sens large (et des personnages comme Heracles) fait officiellement partie du panthéon DC, particulièrement présente chez George Pérez et Brian Azzarello. Hephaïstos, le dieu forgeron créateur de Pandore, est l’une des figures centrales du run de ce dernier (la Pandora de l’éditeur reste cependant très éloignée de la version antique).

Symboliquement, l’autre personnage de DC à épouser la continuité du Titan n’est pas d’extraction grecque, ni même mythologique. En se présentant comme l’être de la révolte envers le dieu Superman, Lex Luthor a plusieurs fois endossé la posture du Prométhée libérateur, qui offre le savoir aux hommes contre l’avis des Olympiens, d’une Justice League qu’il juge égoïste. Cette idée transite à travers les réécritures récentes de Luthor dans une perspective d’ennemi compréhensible, au point de vue séduisant : ne pas se remettre aux dieux que constituent les super-héros pour avancer, mais s’en débarrasser pour libérer le progrès humain. Le feu du Soleil de Luthor est sa lutte contre Superman, l’éveil qu’il amène aux humains aveuglés est la conscience de pouvoir s’élever à la hauteur du divin.

C’est au cinéma que cette idée s’est le plus ouvertement exprimée, d’abord avec Kevin Spacey dans le film Superman Returns, où le personnage se présente de lui même comme un Prométhée moderne. Dans Batman V Superman, le Lex Luthor de Jesse Eisenberg offre un discours similaire, obsédé par les figures divines et le souhait d’opposer Batman, un homme, au dieu kryptonien. Intelligemment mise en place, cette métaphore transite tout au long du film dans un aveu d’entre d’eux – Luthor n’est que la transition d’une lutte évidente, il n’amène que l’étincelle comme Prométhée transportait sa braise du Soleil à la Terre. Le rebelle et l’amour des hommes et du progrès que le Titan était, selon l’interprétation choisie.

Go In Peace, My Daughter

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De Wonder Woman, le lien le plus facile tient en quelques cases, dans les pages de William Marston et Harry G. Peter. Des mains d’Hippolyte et du souffle d’Aphrodite, Wonder Woman et les Amazones sont les derniers restes de l’argile mythologique qui servit jadis à façonner le genre humain. Wonder Woman et sa création sont un écho direct de cette mythologie, ou d’autres légendes telles que la Boîte de Pandore, le mythe de Pygmalion et Galathea, ou les prouesses héroïques d’un personnage épique à la force d’Heracles et à l’intelligence d’Athéna.

On peut aussi voir en Wonder Woman le cadeau d’une civilisation intelligente à une espèce humaine encore à éduquer. Bestiale et guerrière, l’époque où apparaît l’héroïne se place dans le contexte de la Seconde Guerre Mondiale, une émissaire d’un autre temps vêtue d’habits de paix et d’amour, partie aider l’Amérique à triompher du fascisme galopant sans l’accord de sa mère, qui ne lui concède ce rôle que par la ruse de Diana. Une providence de la future déesse de la Guerre (un paradoxe à traiter dans les parutions futures), elle aussi un don du ciel fait aux humains, qui rejoindra plus tard d’autres héros bienfaiteurs. Comme Prométhée, le refus de la société dominante à sa bonne parole lui vaut souvent de finir enchaînée.

En somme, dès sa création, Hippolyte et Aphrodite prennent la posture du Titan et de son héritage argileux. Parce qu’elle transmet à ses enfants l’amour, la paix, la sagesse et la force, la déesse crée un peuple qui représente plus pour elle que de simples êtres animés. Les sculpteurs de l’Antiquité étaient parfois surnommés Prométhées, son image étant autant celle d’un Dieu créateur que celle d’un artiste dont l’Humanité serait l’oeuvre, façonnée dans le fond et la forme comme les personnages d’un imaginaire fantasmé. À sa façon, Marston a fait de Diana son propre héritage prométhéen, forgée dans un argile d’encre et de couleurs, emplie des croyances d’un féministe dans l’Amérique patriarcale des années ’40, venue transmettre la connaissance d’une femme forte, intelligente et héroïque pour ceux qui voulaient y croire, même en fiction.

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Mocassin
Éditeur
8 années il y a

Un bon papier, merci à toi !

Julien_TDB
8 années il y a

Excellent et super enrichissant, merci !

Van Deyd
Van Deyd
8 années il y a

Ah le run d’Azzarello…Rien que d’y penser, mon coeur chavire:)♡♡♡♡♡♡
Sinon, belle plume avec ce soupçon lyrique qui sied comme un gant au sujet mythique^^.

alphacharliecho
Invité
alphacharliecho
8 années il y a

« il existe en parallèle une version DC tout à fait officielle, quoi que le lien reste assez distant »
Je n’ai pas compris a quoi tu faisais reference avec cet phrase corentin ? Une version DC officielle ?

alphacharliecho
Invité
alphacharliecho
8 années il y a
Répondre à  Corentin

Aaaaahhhhhhhhhh… ok merci j’ai pas du tout fait le rapprochement !

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