Paris. 6h05 du matin, la ville s’éveille. Dix mois déjà que je vis en immersion dans cette antichambre des enfers. Dix mois que j’ai abandonné Toulon City.
Les yeux embués par la pollution ambiante, je masse ma nuque endolorie, et roule sur le côté du lit. Le contact du parquet glacial de mon palace de 16m2 s’avère brutal. Un choc de plus en moins de 24h.
Je pensais m’en être sorti. J’avais changé d’adresse. Et puis mon rédac chef a fini par me retrouver. Je veux dire, ok, trois ans sans pondre d’article, je veux bien admettre avoir un tantinet abusé, mais, de vous à moi, les torts sont partagés. Ca a commencé par un message subtilement intitulé comme suit « TU ME DOIS UN ARTICLE ». Je l’ai ignoré. Puis sont venus les courriers classiques, suivis, recommandées. La boite aux lettres a rendu l’âme, je n’ai pas bougé.
Il est comme ça le boss, il n’abandonne jamais. C’est son côté pugnace. Soixante-dix ans que les allemands nous ont rendu l’Alsace et la Lorraine, la deutsche qualitat, elle, est restée.
En fin de soirée, un parpaing a traversé la fenêtre du 3ème. C’est à cet instant précis que j’ai compris. Il fallait se rendre à l’évidence, je ne gagnerais pas.
Seul, devant mon PC, un tome de Gotham Central posé sur la table de nuit, je contemple la page Word vierge pendant que mon voisin de palier ne cesse d’augmenter le son de la télévision.
Pour lui aussi la nuit a été courte. Deux semaines que sa meuf l’a largué pour un portugais en ERASMUS. Depuis, sa vie se résume à des allers-retours entre la supérette du coin, et des reportages d’une qualité variable.
Hier matin, j’ai appris que les lapins n’étaient pas des rongeurs mais des lagomorphes, le soir, que l’eau de la Seine était devenue, en l’espace de deux semaines, totalement propre. Au travers de la cloison en papier d’une qualité équivalente à celle d’un appart du Crous, j’entends aujourd’hui Laurent Fabius, trente années auparavant, se défendre de l’affaire du sang contaminé.
A l’époque, lui et son gouvernement sont alors suspectés d’avoir eu connaissance de la contamination par le virus du SIDA de diverses poches de transfusion sanguine.
Bilan : 1 350 hémophiles contaminés. 1 000 sont décédés. Qui savait ? Qui a laissé faire ?
« Responsable mais pas coupable » se justifiera alors Georgina Dufoix, ancienne Ministre de la Santé, disculpée depuis.
Celle-là, aux Etats unis, tu ne l’aurais pas tenté Georgina…
Et pour cause, notre procureur préféré ne l’aurait pas loupé.
Mes yeux se posent à nouveau sur le tome de Gotham Central. Mes doigts se rapprochent du clavier. Allez, il est temps de s’y remettre.
Les Portes du Pénitencier (de Blackgate)
Dans les comics et les films, la vie au tribunal, ce n’est pas très compliqué. Harvey Dent, Gordon, et le reste de la flicaille de Gotham courent après le crime, chopent le méchant, et l’arrêtent.
Deux semaines s’écoulent, le type se fait la malle à nouveau, Batman se jette à ses trousses, et deux trois salades de phalanges plus tard, la boucle se répète. Mais ça, c’est un autre problème.
Cependant, entre la rouste patriarcale semi-fascisante du chevalier noir, et la détention au pénitencier de Blackgate, se déroule une phase non négligeable, celle du procès.
Rarement montrée, à l’exception de quelques comics, dédicace à Un long Halloween, cette étape n’en reste pas moins la partie la plus complexe et importante du processus judiciaire.
L’idée est de prime abord simple. Chaque partie, preuves à l’appui, doit convaincre un groupe d’individus divers et variés, censés être impartiaux, de la culpabilité ou de l’innocence de l’accusé.
Le procureur et l’avocat de la victime attaquent, l’avocat de l’accusé défend, les jurés, à l’unanimité, tranchent.
A la fin, l’individu traduit devant le tribunal en ressort libre, ou est écroué. L’audience criminelle achevée, une audience civile peut suivre, et si l’accusé a été reconnu coupable, les juges statuent sur les dommages et intérêts réclamés par la victime (et/ou ses proches), sans participation des jurés.
Mais ça, c’est en France (et pas n’importe laquelle, celle du Général de Gaulle).
Et si, je vous disais qu’outre atlantique, cela ne se passe pas exactement de la même manière ? Qu’à Gotham, comme sur le reste du territoire de l’Oncle Sam, une personne reconnue innocente peut tout de même se voir condamnée à payer ?
Bat-Boys : What you gonna do, when…
Comment ? Mais pourtant, le chef de la famille Maroni, leader de la pègre a été jugé innocent la semaine dernière, c’est fini ! Harvey fait ses bagages et retourne jouer avec sa pièce, Gordon se pinte la gueule en se rappelant son fils sociopathe, et la justice de Gotham part prestement récupérer une énième liasse de billet auprès de la pègre locale.
Sauf que non. Cela, Mesdames et Messieurs, n’est pas la fin de la procédure, mais simplement la première partie.
Pourquoi ? A cause de la distinction entre « criminal trial » et « civil trial ».
Aux USA, dans une affaire criminelle, peuvent se succéder deux procès différents, un pénal, et un civil, chacun pouvant statuer totalement différemment de l’autre.
Essayons donc de comprendre tout ceci à l’aide d’un exemple pratique (tout parallèle avec un célèbre sportif évoluant dans les années 70 entre New York et San Francisco est purement évidente) :
Salvatore Maroni, parrain de la pègre de Gotham, rentre exceptionnellement plus tôt de son « travail ». La journée est magnifique, le Joker est de nouveau à Arkham, Batman a pris des vacances. Tout va bien dans le meilleur des mondes.
Deux heures plus tard, Salvatore tente de quitter la ville, poursuivi par deux douzaines de voitures du GCPD. Sa femme et l’amant de cette dernière, Falcone, ont été retrouvés morts au domicile familial.
Maroni est arrêté, et les proches de Falcone demandent sa condamnation. Seul problème, encore faut-il le prouver.
Au cours de l’enquête, le procureur Dent et le reste de la police ont accumulé un certain nombre d’éléments à l’encontre du parrain local, mais Gotham oblige, rien n’est jamais aussi simple.
Si de nombreux éléments pointent en faveur de la culpabilité de l’accusé, l’avocat de Falcone est un des meilleurs. Plusieurs théories sont ainsi émises par ce dernier :
- Et si la police tenait à faire tomber cet homme pour des raisons personnelles ?
- Et s’il s’agissait d’une vengeance à l’encontre de Monsieur Maroni, et que, fortuitement, sa femme se trouvait dans les bras d’un autre à ce moment-là ?
- Et si, plus simplement, une dispute entre Mme Maroni et Monsieur Falcone avait dégénéré ?
Le procureur et l’avocat de la défense s’écharpent, les débats s’enveniment, la presse se déchaine, et finalement, après plusieurs jours, Maroni se tient sur le perron du tribunal, libre. Libre, mais pas sorti d’affaire pour autant.
Malheureusement pour lui, son aventure judiciaire ne s’arrête pas là. Si les jurés du jugement criminel ont tranché, reste maintenant à convaincre les jurés du jugement civil, visant à le condamner à verser, ou non, des dommages et intérêts à la famille de Monsieur Falcone.
Ainsi les portes du tribunal se referment afin de rejuger la même affaire, et rebelote. Jurés, accusation, défense, battage médiatique. Dans tous les foyers du pays, du plus pauvre au plus luxueux, les débats entredéchirent de nouveau les familles.
(Ndlr : Un peu comme à Noël, quand, alors que ta tante macroniste s’embrouille depuis 25 minutes avec ton cousin anarcho-trotskiste, ton grand-père un peu taquin lâche un « Moi, d’t façons, je sais pour qui je vote ! »)
Plusieurs jours passent, la tension est à son comble, et là, tôt dans la matinée, la sentence tombe, Salvatore Maroni est reconnu « responsable » de la mort de Falcone.
Alors il va en prison me direz vous ? Non, justement. Il est à la fois reconnu « innocent », et « responsable », et cela, selon deux juridictions totalement distinctes.
Si pour un français, cette situation semble plus que paradoxale, il n’en va pas de même pour le petit prince du tribunal qu’est Maroni.
Harvey Dent v. Fabiuslcone Government : Dawn of Injustice
Alors, comment en est-on arrivé à ce résultat ? Comme un individu peut-il être reconnu à la fois « innocent » et « responsable » d’un tel crime ? Pour quelles raisons arrive-t-on à ces deux solutions ? À cause d’un point de vue différent de la part des jurés ?
Cela se pourrait, en effet, mais pas seulement. En vérité, cette différence s’explique par une distinction profonde entre les deux types de tribunaux, celle de la charge de la preuve.
La charge de la preuve, c’est la nécessité pour la partie qui attaque de prouver que l’accusé, présumé innocent, ne l’est finalement pas.
Sauf que, et c’est ici toute la subtilité, le degré de preuve à avancer pour faire condamner l’autre varie en fonction du tribunal.
Ainsi, outre-Atlantique, devant une tribunal pénal/criminel, il est nécessaire, afin de faire condamner l’accusé à une peine de prison, que celui-ci soit reconnu par les jurés, coupable « beyond a reasonable doubt » (au delà d’un doute raisonnable).
Pour faire simple, afin d’envoyer un accusé à Blackgate, Harvey Dent doit, devant ce type de tribunal, convaincre le jury qu’il n’existe aucune autre explication raisonnable pouvant découler des différentes preuves présentées au procès. En d’autres termes, le jury doit, à l’unanimité, être absolument convaincu de la culpabilité de l’accusé pour rendre un verdict de culpabilité.
Dommage pour notre magistrat bipolaire préféré, l’avocat de Maroni, en bon ténor du barreau, a réussi à instiller assez de confusion dans l’esprit des jurés pour les faire douter, conduisant son mafioso de client à ne pas être condamné à effectuer le reste de ses jours au fond d’une geôle décrépie.
En France, c’est là que tout aurait pris fin. Thémis aurait posé sa balance, fait ses valises, et pris la route des vacances en Fiat Punto direction la Côte d’Azur. Mais, ce cher Oncle Sam, lui, envisage les choses autrement…
A l’issue du jugement criminel, voir Maroni finir au pénitencier, les proches des victimes peuvent oublier. Mais, en l’absence de condamnation carcérale, Maroni peut tout de même se voir contraindre de cracher quelques billets.
C’est dans cette optique que s’ouvre le second procès, le procès civil, visant à obtenir des dommages et intérêts. Plus question ici de se réfugier derrière un doute plus ou moins raisonnable pour espérer échapper à la condamnation, un faisceau d’indices/preuves suffit (« preponderance of the evidence »).
Dommage pour le parrain local, Gordon a bien fait son travail, Dent pareil, et ici, peu importe donc qu’un doute subsiste, au vu des éléments présentés au jury. Ainsi, s’il était véritablement complexe de le condamner au procès pénal, cela n’est pas le cas au cours du procès civil.
Fin de parcours donc, pour Salvatore, qui est reconnu responsable civilement de la mort de sa femme, et de son amant supposé, mais non coupable pénalement.
S’il n’effectuera donc aucune peine de prison, même conditionnelle, il devra par ailleurs vider son porte-monnaie afin de dédommager les victimes.
Bilan des 3 semaines de procès : Carmine est responsable, mais pas coupable.
Tiens donc, mais cette conclusion ne me rappellerait elle pas une autre sordide histoire ?
Chaque pays ses juridictions, chaque pays ses lois. Je me garderai bien ici d’avancer qu’un de ces deux systèmes est supérieur à l’autre, les deux possédant des avantages et des failles évidentes.
Mais, notre très chère Georgina aurait-elle pris le risque de sortir sa célèbre phrase face à un Harvey Dent, dans un tribunal gothamien, et non français ?
Je crois que vous et moi connaissons maintenant la réponse….