RCF 2019 – Interview Howard Chaykin : Deuxième Partie

Après avoir abordé la vision d’Howard Chaykin sur le comics, et un retour général sur sa carrière passée, on attaque ici sa carrière chez DC Comics, et son émancipation progressive du comics mainstream, marquée par une évolution continue depuis la création d’American Flagg. Entre regard critique sur l’éditeur et expérience passée, voici la fin d’une longue interview passionnante réalisée au Roubaix Comics Festival.


Chez DC Comics, vous avez écrit plusieurs elseworlds durant les années 90, parmi les meilleurs de la gamme. Ceci incluant Batman Dark Allegiances, où Batman lutte contre l’anti-sémitisme à la manière d’un Captain America ou encore Flagg. Pourquoi cette utilisation du personnage ?

Batman, dans ses origines, est un homme riche, qui a eu une mauvaise journée alors qu’il avait 8 ans. Et ça me paraît complètement ridicule. Je voulais en faire un personnage motivé par un contexte socio-culturel. Alors Bruce Wayne est un homme qui s’est construit lui-même, né pour être riche. Un type qui s’est construit une carrière. Il y est dessinateur industriel, parce que pour moi, le travail typique du génie des années 80, était dessinateur industriel. Norman Bel Gheddes, Walter Dorwin Teague, Raymond Loewry, Russel Wright. Russel était un belge, devenu New-Yorkais, qui est devenu designer, après la première guerre mondiale. Ce sont des grands noms du milieu. Mes personnages doivent avoir un travail. Ils doivent travailler pour gagner leur vie. C’est en partie l’idée d’être indépendant. Je veux dire, est-ce que tu as déjà vu des millionnaires faire de bonnes choses pour toi ? Jamais. Ils sont mauvais. Ils se regardent eux même, sans nous considérer. Et ils ont raison, parce qu’ils nous tiennent.

Interview Howard Chaykin

Peu de temps après, vous écrivez Superman Distant Fires.

Oui, avec Gil Kane. Il m’a demandé de le faire avec lui. C’était pour lui. Je m’en fichais complètement. Il me l’a demandé parce qu’il ne savait pas l’écrire. Il était très mauvais scénariste. Mais ce n’était qu’un travail de commande.

Vous étiez proche de Gil Kane ?

Oh oui. J’ai travaillé en tant qu’assistant lorsque j’étais jeune. J’avais 18 ans.

Il est en quelque sorte votre mentor ?

Oui. Je considère avoir cinq mentors : Gil Kane, Wallace Wood, Ray Morrow, and Neal Adams, et Joe Orlando. Joe est celui qui m’a indiqué comment arriver chez DC Comics.

C’est étrange de savoir que vous avez eu Gil Kane comme mentor, mais que vous rejetiez autant l’image du super-héros

Gil Kane était piégé dans sa situation. Il ne pouvait jamais ralentir suffisamment. Il courait toujours après le travail à faire. Ce qui me sépare de mes mentors, est que je sais correctement écrire. Et aucun d’entre eux ne le peut.

Je sais bien que Gil Kane est connu pour son travail sur Superman, mais il a également travaillé sur d’autres projets comme l’adaptation de Ring of Nibelungen de Wagner, avec Roy Thomas.

Mais pour moi Gil est plus intéressant sur des personnages comme Superman ou Green Lantern, des personnages qu’il peut faire danser. Gil avait un talent de chorégraphe, il faisait des combats qui ressemblaient à des ballets. Des véritables scènes de combats chorégraphiés. Ça fait partie des tropes de Gil Kane, cette gestion particulière de l’espace et du temps. Il a apprit à devenir aussi bon avec de l’entrainement, une fois entré dans le métier. Je ne vois pas les comics comme autre chose qu’une forme de travail artisanal, et je suis fier d’avoir été un artisan.

Pensez-vous que Gil Kane puisse intégrer une forme d’art dans le comics ?

Non. Il a commencé sa carrière en imitant Jack Kirby. Il s’est fait le fantôme de Kirby à partir des années 40, quand il était enfant. Ensuite, après la guerre, il s’est mis à imiter Alex Toth. Mais tout le monde imitait Alex Toth. Et ce n’est qu’à partir de Julie (Julius) Schwartz, qu’il a eu l’idée de réinventer les super-héros des années 40/50. Alors, Gil a trouvé son métier. Et il a excellé avec Green Lantern. Mais avant ça, Gil ne pouvait égaler Alex Toth. Certains de ses westerns s’en rapprochaient. Mais rien d’autre, avant qu’il ne trouve sa capacité à représenter ces chorégraphies fabuleuses. J’adore ces travaux. J’étais un fan. Mais en tant qu’adulte, je m’en fiche.

Vous faites une différence entre votre identité de fan, et celle d’adulte ?

Absolument. Quand j’étais enfant, j’ai découvert les comics quand j’avais quatre ans. Mon cousin m’a donné une énorme boîte de comics. J’étais petit et j’ai lu énormément. J’adorais Batman. J’ai grandi en tant que fan de comics DC, j’adorais Gil Kane, Carmine Infantino, et d’autres artistes sérieux, comme Alex Toth ou Joe Kubert. Et quand j’ai commencé à lire du Marvel à ses débuts, j’ai cru que c’était les meilleurs comics au monde. J’adorais Stan Lee et Jack Kirby. Mais en tant qu’adulte, ça ne m’intéresse plus. Les seules choses que je pourrais considérer encore aujourd’hui parmi ces comics seraient les comics d’Alex Toth. Il possède un talent bien supérieur aux autres.

Plus tard chez DC, vous travaillez sur une mini-série « Challengers of the Unknown ». Une adaptation de l’équipe créée par Jack Kirby. Est-ce une demande de l’éditeur de moderniser l’équipe ?

Pas du tout. C’était mon idée. Ils m’ont juste dit qu’ils pensaient à utiliser le nom de l’équipe pour quelque chose de neuf. Alors je l’ai fait. C’est une histoire que j’ai adoré faire, mais elle n’a jamais trouvé son public. Et c’est la première à m’avoir attiré les foudres des communautés sur internet. Ils m’ont insulté, mais je peux vivre avec ça. Je reste très fier de ce travail. Challengers of the Unknown est un récit d’aventure avec une pointe de science-fiction. Certainement le dernier travail que j’ai fait avec enthousiasme pour DC.

Interview Howard Chaykin

Vous avez changé l’équipe de Jack Kirby du tout au tout – sans être le premier à l’avoir fait. Comment vous êtes vous approprié les personnages, ou du moins l’équipe ?

J’ai tout jeté au loin, et j’ai écrit mon histoire. On pense vraiment que le monde est à nous, mais dans les instruments qui font fonctionner le monde, on y trouve des puissances économiques. On représente souvent les Etats-Unis, j’y ai intégré des mercenaires, une force militaire, et j’ai voulu en faire de même en Allemagne, où se terre une société secrète de multi-millionnaires qui dirigent le monde. Eux-mêmes créent un maniaque, un assassin, pour éliminer leurs problèmes. Un ennemi parfait pour l’équipe. Et je n’ai jamais écrit mes histoires comme des épisodes divisés ; toujours en un bloc uni. Donc je sais où je vais. Il n’y a aucune improvisation. L’improvisation mène à une contradiction, et tenter d’expliquer une contradiction est particulièrement problématique.

En lisant Challengers of the Unknown on remarque une montée flagrante dans la violence visuelle de votre oeuvre. Comment expliquer cette évolution ?

Les comics traitent de l’action. Et mon travail est à propos de violence et d’action véritable. Une idée très différente. L’action pour les gens est un combat sans conséquence. La différence est que mes personnages en chient vraiment. Parce que c’est comme ça. Je ne trouve aucun intérêt à voir Batman battre une vingtaine d’ennemis, se prendre une balle dans l’épaule, et tout va bien. C’est n’importe quoi !

Vous cherchez à représenter la faiblesse du corps humain ?

Surtout, ce qu’un corps fait réellement. Dans American Flagg, le héros bat un ennemi à mort, poussé par la rage et la peur. C’est le genre de chose en lequel je crois. La pose iconique de vainqueur, c’est une idée enfantine.

Vous ne pensez pas que l’aura iconique des personnages puisse être utilisée ?

Non. C’est stupide.

Pourtant, votre American Flagg possède en quelque sorte cette aura. Il a, d’une certaine manière, une valeur iconique qui vous est associée.

Mais Flagg est une figure d’argile. Il n’est pas sérieux. Il veut le devenir. Mais pour le devenir, il doit évoluer, il doit apprendre, se former une éducation. Mais il ne le fait pas de manière si héroïque. Il est peut être intelligent, mais loin d’être un personnage fort. Et c’est le modèle pour mes personnages. Pour moi, c’est le personnage américain représentatif est un tricheur. Il ne vous ressemble pas forcément, mais si on s’y attache, il vous bat en un seul coup. C’est ce genre de personnage que j’aime écrire. Et je ne trouve rien de cela chez un personnage comme Superman. J’aime les personnages qui possèdent des faiblesses, qui prennent de l’âge, éventuellement sombres, et ni forcément bons. Car fondamentalement, les comics est pour un public d’individus gentils, mais pas bons. Je suis bon, mais pas gentil. Je n’éprouve pas la nécessité d’être gentil avec quiconque. J’aime des personnages qui évoluent, qui apprennent de leurs aventures, et qui, parfois, subissent les conséquences de leurs actes.

Par exemple, dans la série Get Shorty, le héros est un criminel. Il a commis des actes horribles, et continue d’en commettre, dans ses relations, il harcèle. J’ai regardé ça et j’éprouvais autant de dégoût que d’attachement pour ce personnage. Et j’ai d’autant plus aimé qu’il s’écarte du concept basique du héros parfait, gentil et bon. Je ne crois pas aux héros et aux méchants. L’idée du good-guy/bad-guy est absurde. Une autre idée pour enfant. Dans les comics, nous avons le super-héros, qui ressemble à un héros, et un ennemi, qui ressemble à un méchant. Comment peut-on reconnaître la méchanceté par l’apparence ? Il y a des serial-killers dehors qui ressemblent à des personnes tout à fait normales. Ted Bundy avait l’air attirant, mais il a tout de même tué des dizaines de femmes.

Le comics devrait donc refléter le monde réel et ses dangers ?

Je pense qu’il devrait réfléchir le monde réel autant qu’il le peut. Dans mon monde, Batman aurait fini à l’Asile d’Arkham couper la tête du Joker, la mettre sur un pique et le dresser à l’entrée pour dire « Voilà ce qui arrivera si jamais je vous vois dans les rues. ». Et ce serait tout. Mais je ne peux pas faire ça. Le Joker doit revenir pour l’aventure suivante. On a le schéma perpétuel de Road Runner.

Sean Murphy avait un projet similaire à celui-ci, où Batman entre à l’Asile et exécute l’ensemble de ses ennemis. Et il a été refusé. Pourtant, les lecteurs étaient très enthousiastes.

Batman n’est qu’un gamin qui a eu une mauvaise journée quand il avait huit ans. S’il avait évolué après ses douze ans, il aurait usé de son argent pour refaire la ville. Mais non, il use de son argent pour des costumes de bondage, et casser les dents à des personnes qu’il ne connaît pas, mais qui ont l’air méchant de par leur apparence. On pourrait donner une valeur poétique, faire un mélodrame, mais on se contente de répéter les mêmes histoires. Ce n’est pas plus adulte que Harry Potter. Le comics, au regard d’un adulte, fait appelle à la sensibilité d’un enfant.

Interview Howard Chaykin

Avez-vous déjà rencontré des contraintes venant d’un éditeur concernant vos projets créatifs personnels ?

Je n’ai jamais eu de contraintes au niveau de la violence, mais j’ai déjà eu des avertissements concernant le langage. Je n’ai jamais eu d’autre problème à ce niveau là.

Divided States of Hysteria a fait l’objet d’une censure pour la couverture de son quatrième numéro, et de nombreuses réactions concernant les intentions troubles du récit. Aviez-vous l’intention de dénoncer les limites de la liberté d’expression ? 

L’audience a refusé, mais ne connaissait pas l’objet du récit. Ils ont vu la couverture, l’ont refusé sans l’avoir lu. C’est absurde. Ils lisent une course-poursuite entre Batman et Joker et se disent que c’est un récit adulte, mais les mettre face à une situation réelle, une urgence, ils refusent la violence réelle et se mettent en colère. Les personnes qui ont attaqué le titre sur internet ne l’ont pas lu. Ils ont été choqués par la couverture et ont imaginé le contenu. Je suis décrié par la droite, et attaqué par la gauche. Et pourtant je suis de gauche. Je suis un mauvais gauchiste, mais je suis très attristé par ce que la gauche est devenue.

Pourtant, ces personnes, sans l’avoir lu, ont en partie raison. Divided States of Hysteria est un titre extrême, très difficile.

Oui, bien sûr. Mais c’était mon objectif. Il est très sanglant, extrême. C’est une histoire qui cherche à choquer, à faire entrer le lecteur en collision avec le réel. Je n’ai aucune envie d’écrire une histoire qui perturbera légèrement le lecteur avant de lui donner un cookie pour s’en remettre. Si vous voulez le lire, vous le lisez. Chacun est libre de lire ce qu’il veut. Mais dans mes histoires, je ne fais pas ça pour satisfaire l’audience. Je fais ça pour moi, pour réagir. Attendez de voir la sequel, à propos de la fin du monde. Frank et Craissy qui finissent de travailler pour une agence, et partent pour faire évoluer grandement la civilisation.

Récemment, DC Comics a connu plusieurs événements fâcheux. Entre de nombreuses annulations, une affaire de censure à l’ouverture du Black Label…

J’en ai tellement rien à foutre de ce Bat-penis. C’est comme cette affaire de mariage avec Catwoman. Rien de tout cela n’a d’intérêt. Qui est-ce que ça intéresse ?

… et donc l’annulation du comics Second Coming.

Là aussi, je ne suis pas surpris. Mais très déçu. J’ai récemment rencontré Mark [Russel], et je peux dire que ça aurait été excellent. Mais ça ne m’étonne absolument pas. Après avoir viré 3% de ses effectifs, les décisions sont plus simples à prendre, et prennent encore moins de risque qu’auparavant. Ils vont se transformer en compagnie similaire à Disney. Et je pense que la dernière chose à faire pour elle, est de sortir un titre créant une controverse. Je pense qu’elle est terrifiée, concernant les problèmes de la situation du livre actuellement, et du single. Et je pense que ce qu’ils ont fait ne va faire que les orienter vers un système de comics plus simplistes encore, des arcs plus longs, des histoires à rallonge.

Il y a des personnes dans ces 3% que vous connaissiez ?

Bien sûr. Il y a des personnes dans ces 3% que je connais, qui ont perdu leur boulot. Mark Chiarello, Bill Morrison, des hommes vraiment talentueux qui ont été virés par des personnes qui ne comprenaient même pas leurs rôles. Dans les comics, la personne qui valide ton histoire, ton travail, valide ta capacité à écrire ton travail. Elle connaît ton style et te donne les conseils. Mais eux ne peuvent identifier un artiste. L’écriture se répercute sur l’illustration, et l’illustration doit entrer en accord avec le plot. Ecrire un comics est autant une merveilleuse expérience qu’une lourde responsabilité et pour l’éditeur en charge du titre, et pour l’artiste qui t’accompagne. Et la plupart des personnes actuellement dans l’industrie ne comprennent pas ça.

Vous avez des nouvelles de ces personnes depuis ?

Non. J’ai parlé à Bill, j’ai parlé à Mark, ils ont l’air d’aller bien. Mais aucune de ces personnes n’est vraiment touchée. Ils sont très talentueux. Ils vont biens.

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Rédacteur depuis 2015, j'écris dans le but de partager ma passion pour les comics et entretenir ce sentiment de découverte. Bercé par Batman, mon cœur se dirige toujours vers l'éditeur aux deux lettres capitales.
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Jo Ker
Jo Ker
4 années il y a

Très bonne interview Watchful, merci pour le partage. Le Monsieur a des idées bien arrêtées sur les comics, qui ne sont pas dénuées de sens. Par contre, mettre tous les super slips dans le même panier est un peu réducteur, je ne partage pas son avis là dessus.

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