L’humeur du lundi #52 – BFM, ou comment dévier un sujet non-maîtrisé

Le 28 Octobre, le site BFMTV publie un article sur le statut économique des comics en France. Pourquoi s’intéresser aux comics ? Tout simplement parce que la Paris Comic Con a été une convention importante pour un « reportage ». La chaîne nous a nourri d’un superbe micro-trottoir réduisant la convention à du cosplay pour une analyse simpliste et réductrice d’un festival dédié aux comics. Pour rebondir sur cette culture florissante, le site BFM Business s’engage à une étude du marché pour tenter d’expliquer ce phénomène dans un titre à sensation : « Ce que cache l’impressionnante croissance des comics en France » .

Le rédacteur base son étude sur une synthèse rendue publique par l’institut GfK, dont les résultats sont dévoilés pour aider les industries, les multiples sociétés/distributeurs à prendre des décisions sur le marché. Ils fournissent également matière aux médias publics (avec d’autres instituts comme Nielsen ou Ipsos) pour nous parler de vente/consommation de la bande-dessinée en France. C’est notamment grâce à ces études que la France peut se vanter devant le journal télévisé, de lire de plus en plus de bande-dessinées, ou de livres, mais aussi de ne pas succomber à l’achat dématérialisé de l’objet culturel.

Pour jouer sur le côté sensationnel, le site s’oppose à l’idée exposée par l’institut selon laquelle le cinéma serait une cause majeure de cette hausse de la consommation des comics. Pour information, il ne s’agit de rien d’autre qu’une bulle reliée à l’indicateur de la hausse remarquée depuis 2007. Une hausse conséquente lorsque cette comparaison entre 2007 et 2016 dévoile une augmentation de la consommation de 275%. 0.9 Millions de consommateurs en France avec une légère majorité pour les jeunes lecteurs. Or, en comparaison des autres genres, la bande dessinée américaine est une catégorie mineure. Pour se faire, BFM va interroger Thierry Mornet, le responsable éditorial de Delcourt (et participant de l’incroyable projet : Kirby & Me) qui a tenté à de nombreuses reprises d’implanter les comics dans le paysage culturel francophone dans des années on ne peut plus difficiles pour la bande-dessinée américaine. Ce qui va intéresser BFM chez le monsieur, ce n’est pas ce rôle qu’il a joué depuis des années, mais son rapport avec le titre populaire Walking Dead.

Ça n’a rien d’une révélation, Walking Dead est la meilleure vente annuelle de comics depuis l’arrivée de la série télé. La seule vente capable d’égaler un idéal, décrit dans cet article, comme la revue Strange et ses « 100.000 exemplaires » dans les années 70/80. Demander au responsable éditorial de Delcourt ce que représente les ventes de Walking Dead pour lui, alors que ce titre permet une présence massive de l’éditeur dans le rayon BD/Comics de toutes grandes surfaces, est certainement l’argument le moins pertinent dans un sujet traitant de la croissance des comics. Il faut savoir que Delcourt est l’exemple type de l’éditeur aux multiples appuis dans le milieu du 9ème art. Delcourt a ses mangas (incluant les superbes productions de Harold Sakuishi), ses BD Franco-belges (avec le succès jeunesse des Légendaires) et ses comics avec Walking Dead, donc, mais aussi Hellboy et Spawn. Si Delcourt tient un rôle important en tant qu’éditeur français, c’est par cette adaptation aux divers genres de la bande-dessinée. Avec des titres à succès, Delcourt tire son épingle du jeu dans toutes les catégories, mais ne se repose dans les comics qu’avec ce grand succès malgré des titres de qualité que je vous encourage à lire : Invincible, Spawn, Hellboy.

De plus, ce thème de l’impact de l’industrie cinématographique perd de son impact par le fait que Delcourt n’ait connu que peu les bénéfices de ce coup publicitaire majeur. À l’époque des films de Guillermo Del Toro, Hellboy a connu une hausse des ventes qui a amené une réimpression du volume « Les germes de la destruction » qui entraînera la révision d’un autre volume pour une réédition avec augmentation du nombre de pages. Les ventes sont augmentées sur certains volumes en relation avec le film, mais cette augmentation sera freinée jusqu’à disparaître en majorité, la faute à un « grand public » aux lectures éphémères. Seul Walking Dead a pu se créer un lectorat plus ou moins bien maintenu, par un rappel constant, saison après saison, de l’existence de cette licence. Un phénomène qui s’est développé pour atteindre les 54.100 exemplaires du premier tome vendus en 2014. L’article consacre toute une sous-partie dédiée à un « Et sans Walking Dead ?« . Il est donc évident que Walking Dead est le mur porteur de la présence de Delcourt parmi la bande-dessinée américaine. Un aspect que le site va s’empresser d’exagérer pour appuyer la forme pessimiste de l’article supposant que sans Walking Dead, les comics n’auraient pas cette augmentation des ventes.

Seuls « quelques épiphénomènes qui passent la barre des 10.000 exemplaires vendus, comme Batman, Hellboy, ou Star Wars« . Je pense qu’on peut se demander comment ces informations ont pu être recueillies pour Batman, alors que l’éditeur est réduit à la réédition pour Star Wars aux rééditions des séries publiées chez Dark Horse, les nouvelles séries étant publiées chez Panini Comics. D’autant plus qu’Urban Comics ne laisse rien fuiter à propos de leurs ventes, tout comme Panini Comics. S’il s’agit d’une supposition, on pourra toujours rappeler la fin rapide de Batman Le Chevalier Noir, et je suppose que d’autres titres qui, malgré leurs liens avec le personnage, ont pu connaître un destin tragique. Je pense à Batman : Vampire avec les dessins de Kelley Jones, et d’autres œuvres similaires, souvent qualifiées comme « réservées à un public particulier ». On peut aussi supposer que bien d’autres titres sont des succès dépassant ces 10.000 exemplaires : Injustice, Suicide Squad, American Vampire ou encore Saga ? Et si les ventes des kiosques sont difficiles à retenir, on se souviendra que Panini, il y a 10 ans, vacillait déjà entre 15.000 et 30.000 exemplaires vendus. Il faut garder à l’esprit que les comics, ce n’est pas que de la librairie.

Laurent Nucera, que vous pouvez retrouver au magasin parisien ApoKlyps, permet de nuancer l’aspect « sensationnel » de l’article et d’inscrire le débat dans un contexte actualisé. Il explique la hausse de la demande générée par celle de l’offre. Information simple, qui explique le nombre colossal de publications. Un thème conservé pour la dernière sous-partie auquel est ajouté des propos de Thierry Monet pour rappeler que l’achat d’une licence revenait moins cher que la production nouvelle, tendance aujourd’hui inversée par la valeur des licences. L’article se clôt sur un avenir pessimiste la faute à une productivité bien trop forte, censée augmenter la demande. Une conclusion qui pourrait être considérée si l’influence des productions cinématographiques n’était pas rejetée, et la consommation des comics en éternelle hausse depuis 10 ans. C’est en quelque sorte le cœur de l’information qui se retrouve réduit dans un bref paragraphe, étouffé par une masse de texte reposant sur des suppositions à travers l’unique point de vue d’un éditeur parmi un nombre conséquent d’éditeurs sur le marché.

Si le cinéma n’avait une influence uniquement limitée dans le temps, comment expliquer la réussite d’un magazine Suicide Squad ? Une publication de la série des New 52 et Rebirth ? Malgré leurs défauts (pour certains considérables), ces titres marchent auprès du public ayant vu le film (le mot adaptation aurait été douloureux). On peut se raccrocher au fait que l’article sur le site BFM soit court, et tente malgré tout d’être concis. Hors, le sujet est rapidement dévié, fait abstraction de thèmes pourtant évoqués, dans le but de briller grâce à des intervenants apparaissant aux yeux du lecteur comme des « spécialistes » mais sont guidés par une pensée dépendant des questions du journaliste et donc par l’orientation que celui-ci prend et donne à son article. Un détour sans sens, et où l’opposition à une remarque anecdotique du compte rendu remplace une étude qui aurait pu être sérieuse – sans parler de confusions classiques entre l’appartenance d’un personnage à un autre éditeur.

Un article qui tente de créer, à travers une révélation biaisée, un effet de surprise chez un Quidam Lambda ne connaissant que peu de choses à ce monde des comics sinon que grâce à la chaîne « d’information » en continu, il a appris que ces lecteurs ne sont que des idiots qui se déguisent. Et c’est parce qu’un média dominant la pensée dans mon pays entretient ces préjugés, traitent de sujets auquel il n’accorde aucune importance sinon un regard extérieur moqueur et réducteur, que je me devais de réagir ce lundi.

Passez une bonne semaine.