Off My Mind #41 – Batman vu du Japon

En 1966, la compagnie de publication japonaise Shonen Gahosha acquiert les droits de publications et d’exploitation du personnage de Batman sur le territoire du Soleil Levant. Si le regard moderne porté sur les aventures d’Adam West et Burt Ward hésite entre la tendresse nostalgique et le rictus goguenard, ce Chevalier Noir bariolé était à l’époque une superstar mondiale exporté dans un Japon en pleine folie du Sentaï, et c’est bel et bien de la série TV que naquit le besoin d’une version papier associé, comme l’exigeait la mode du doublé manga/série en vogue dans la télévision Japonaise.

Le projet fut alors confié à Jiro Kuwata, lointain grand-père de Robocop et admirateur des travaux d’Osamu Tezuka, qui livra une série rentrée dans l’Histoire pour la singularité de son contenu et son incroyable retour vers l’Occident, à l’initiative du graphiste Chip Kidd et du dessinateur David Mazuchelli (l’histoire en entier est à retrouver ici). Ce premier segment de l’Amérique au Japon établi il y a exactement cinquante ans ne dura que l’année de diffusion de Batman ’66 au pays des cerisiers, mais Batman n’en avait cependant pas fini d’explorer cette autre sphère (majeure) du neuvième art qu’est le manga.

Dans le reste de son existence dissolue, d’autres versions « Japanisées » du héros ont en effet vu le jour, et quoi que celles-ci restent peu nombreuses, la génération bâtarde des animés de Warner Bros. d’un côté et de la Toei/Club Do’ de l’autre peut se féliciter de ces moments insolites de bande-dessinée où le héros masqué aura ainsi traversé le pacifique pour revêtir les couleurs locales, étonnamment appropriées à son style, de noir et de blanc. Citons à cet effet trois de ces métissages, et une version animée.

Batman : Black & White #4, 1996, Katsuhiro Otomo

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Au panthéon des légendes de la BD et de l’animation Japonaise, entre Tezuka, Toriyama et Miyazaki, il y a Katsuhiro Otomo. Auteur du légendaire Akira, que l’artiste adaptera lui-même dans un film d’animation aussi important pour l’imaginaire cyberpunk que Blade Runner ou Ghost in the Shell, Otomo démarre sa carrière en 1979 avec un premier pas vers l’occident, en adaptant en manga à l’âge de 19 ans la nouvelle de Prosper Mérimée, Matéo Falcone. Suivent Fireball et Domu, premiers pas à la fois vers la science-fiction et le surnaturel, qui lui vaudront ses premiers succès et dont la seconde série sera d’ailleurs importée aux Etats-Unis par Dark Horse une quinzaine d’années après sa parution originale en 1980.

En 1996, l’auteur participe au projet de l’éditeur Mark Chiarello, qui souhaite sous l’effigie de la Chauve Souris raviver l’esprit des anthologies Eery & Creepy de Warren Publishing, une série d’histoire courtes née dans les années ’60 qui aura vu les débuts de légendes de l’industrie des comics, Frank Frazetta, Steve Ditko ou Richard Corben notamment. Ce projet, baptisé Batman : Black & White reprend un concept similaire, en proposant à des auteurs/dessinateurs au style très marqué de réaliser leurs propres histoires courtes, chacune empreintes du style et du trait des équipes créatives en charge.

Le premier volume paraît en quatre numéros et on y retrouve déjà des créateurs aussi importants que Bruce Timm, Howard Chaykin, Neil Gaiman ou Brian Bolland (c’est en effet ici que le dessinateur écrira An Innocent Guy, segment qui sera ensuite colorisé et attaché à toutes les publications ultérieures de The Killing Joke, dans lequel un jeune Américain psychotique contemple le projet d’assassiner Batman sans autres raisons que l’envie et la capacité). Au quatrième numéro, Otomo pour le scénario et le dessin d’une histoire courte sur huit pages baptisée The Third Mask, dans laquelle le justicier poursuit un tueur aux multiples personnalités.

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The Third Mask est une de ces histoires que l’on souhaiterait plus longue si son génie ne résidait pas justement dans sa brièveté. Construite comme une énigme, celle-ci part sur l’idée de schizophrénie de Batman pour aller plus loin, vers une dissolution de sa double identité en une troisième plus violente encore, reflet d’une Gotham City plus sombre et dérangeante que jamais. Accents de Miller ou d’Edgar Poe dans ces quelques pages aux airs de nouvelle fantastique, inspirées de l’ère gothique de la Chauve Souris et du dynamisme des dessins de Neal Adams, dans laquelle le mangaka rend son hommage à la BD Américaine et la complexité et l’esprit tortueux du héros. Difficile d’extrapoler plus loin ce métissage de styles sans glisser vers l’interprétation littéraire, reste donc un numéro immanquable pour les fans de l’auteur et du personnage, comme toute la série des Black & Whitequasi-inattaquable dans ses différents volumes de publications.

Dans la suite de sa carrière, Otomo glissera peu à peu vers un statut d’auteur occasionnel, ne revenant que pour quelques moments d’animations globalement réussis, à l’image de Steamboy ou de Metropolis, adaptation de Tezuka dont l’auteur ne signe que le scénario pour un long métrage cyberpunk là-encore époustouflant dans la poésie de son histoire et de sa musique, récupérée du jazz de la Nouvelle Orléans. Quelques autres séries sporadiques émailleront sa fin de carrière dans les années 2000, en attendant l’adaptation Hollywoodienne d’Akira maintes fois repoussée, attendue ou redoutée par les fans selon les fluctuations des annonces de projet.

Batman : Child of Dreams, 2001, Kia Asamiya

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Dans le courant des années ‘2000, DC Comics forme une partenariat avec la Kodansha Publishing, pour réaliser une histoire de Batman en version manga, republiée ensuite aux Amériques en 2003 après une traduction par Max Allan Collins (Les Sentiers de la Perdition). Le projet est exécuté par l’auteur Kia Asamiya, mangaka Tokyoite connu au Japon pour Silent Mobius ou Steam Detectives, qui revendique une passion véritable pour les oeuvres occidentales et cite volontiers Mignola, Miller ou McFarlane comme des inspirations directes dans ses histoires ou son trait.

L’auteur réalisera, avec certaines consignes éditoriales de la maison DC, Child of Dreams en deux volumes, pour lesquels il ira puiser l’inspiration dans les classiques de la Chauve Souris (Long Halloween, Arkham Asylum, Mad Love, etc) et réalisera même un voyage à New-York pour s’imprégner de l’architecture des grandes cités Américaines. Bat-fan assumé, Asamiya livre ainsi une récit conséquent, étonnamment proche des codes de narration et de la caractérisation classique de Gotham City, dans un récit composé de strates de mise en abyme en reflet du simple projet : et si un Japonais s’appropriait Batman ?

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On suit ainsi le voyage de la journaliste Yuko Yage, partie de Tokyo avec ses équipes pour réaliser un reportage sur l’action du justicier à Gotham City. La jeune femme est une passionnée du héros après que celui-ci lui ait sauvé la vie étant encore enfant, et liera au fil du premier volume une relation amoureuse implicite avec Bruce Wayne – le personnage s’inspire en grande partie de la Vicky Vale de Tim Burton, dont le film de 1989 fut pour Asamiya la première rencontre véritable de l’auteur avec le potentiel du Chevalier Noir.

Au cours du récit, Bruce et Yuko constateront dans la ville l’apparition de « clones » des vilains classiques de Gotham – comme des versions doubles, contrefaçons maléfiques obtenues par le subterfuge d’un vilain que les héros iront finalement retrouver au Japon. Celui-ci s’avérera être un collectionneur fasciné par la Chauve Souris, qui poussera cette passion (d’otaku ?) jusqu’à endosser lui-même le costume et tenter de vaincre la version originale, pour atteindre le but ultime de cette forme singulière de fanatisme : devenir l’incarnation vivante de sa passion.

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Asamiya livre ainsi un récit intelligent, construit sous forme de polar qui voit intervenir tous les grands vilains de la cité, avec cet éternel contact du quatrième mur en reflet du projet. Le mangaka met en scène une Japonaise passionnée de Batman, à son image, un autre Japonais tentant de prendre son apparence, comme lui-même essayant de s’approprier ce héros d’un autre continent, et une série de méchants qui ne se trouvent être que des copies des originaux. A l’image de son propre manga, l’oeuvre incite à réfléchir sur l’identité obtenue par ce mélange de cultures et cette arrivée d’un étranger sur les terres de la BD Américaine, une véritable réussite qui s’applique à respecter l’essence de l’univers transposé sous le coup de crayon de l’auteur. Seul le dessin, d’une école de manga un peu datée, pourra éventuellement rebuter.

La collaboration est néanmoins un succès, et publiée aux Etats-Unis sous forme de manga par DC, qui respectera le sens de lecture classique et enrichira le second tome d’une interview d’Asamiya aussi intéressante que le projet en lui-même. Plus tard, ce Japonais fan des U.S.A. livrera une adaptation en manga de La Menace Fantôme, quatrième épisode de la saga Star Wars de George Lucas.

Batman : Death Mask, 2008, Yoshinori Natsume

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Cinq ans plus tard, Child of Dreams connaîtra une sorte d’émule séparée, seconde collaboration de DC avec un auteur Japonais pour une série dédiée. Cette fois, c’est Yoshinori Natsume, auteur de Togari et Kurozakuro, qui interviendra sur la mini en quatre Batman : Death Mask directement publiée aux Etats-Unis, avec le même respect du sens de lecture japonais et de l’indispensable patine noire et blanche. Si le mangaka s’inscrit dans la continuité d’Otomo avec une histoire attenante au concept de l’identité de Bruce Wayne et de son alter-ego masqué, celui-ci sera cependant le seul des quatre (en comprenant Kuwata) à s’éloigner du respect traditionnellement employé par les Japonais vis a vis de la mythologie classique de la Chauve Souris.

Death Mask est ainsi une véritable appropriation, qui penche vers une caractérisation différente du justicier et des codes de narration beaucoup plus proches d’un manga traditionnel. L’auteur s’intéresse d’ailleurs presque plus à ses créations originales (le vilain et le second rôle féminin) qu’à Bruce, dans ce récit qui remonte pourtant aux origines du héros. Natsume va en effet inventer un complément à l’origin story traditionnelle du jeune Wayne, en imaginant qu’au cours des voyages du jeune homme avant son retour à Gotham City, celui-ci aurait passé quelques années au Japon pour apprendre les arts martiaux.

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L’idée colle avec la connaissance approfondie du héros du combat traditionnel, mais va chercher plus loin lorsque sa propre vie se lie à une légende nippone, d’un enfant obsédé par un masque représentant sa part sombre et sa soif de combat. Le récit boucle ainsi en quatre numéros l’obsession de Batman envers son passé, sa soif de justice et son identité réelle, avec ou sans masques. Le récit incorpore un tueur en série sans visage particulièrement sanglant, un genre de meurtrier masqué inspiré par les assassins de l’ombre du Japon de l’ère Edo, dont le style évoque Batman dans un aspect sombre et inquiétant.

Natsume se sert ainsi de l’idée du masque pour mêler à la légende du Chevalier Noir celle du folklore Japonais, onis et tengus en particulier, et la philosophie pacifiste des arts martiaux opposés à un jeune Bruce encore tourmenté par ses démons et sa quête du moi destructeur, tourmenté par l’obsession de devenir plus puissant. Bien ficelé, Death Mask comporte cependant quelques fautes de rythme et un esprit qui tend à trop s’éloigner de l’ADN de Gotham City, l’auteur étant le premier à réellement réaliser un « Bat-Manga » où Batman devient presque une excuse ou un motif à une histoire originale. Quoi que le trait rebutera de nombreux lecteurs occidentaux, le volume ne manque pas de mise en scène, et la dualité d’un Bruce perdu dans ce qu’il est et a été parfois illustré de fort belle manière.

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Coïncidence (?), le volume est édité la même année que le long-métrage épisodique Gotham Knight, anthologie de six segments d’animations réalisés en collaboration avec Warner Bros. et différents studios Japonais. Le film s’inspire de la formule établie par les Wachowskis dans le film d’animation Animatrix, et devait logiquement servir de complément à la trilogie du Dark Knight de Christopher Nolan. Coordonné par Bruce Timm et différents talents de l’animation Japonaise, le métrage est cependant plus Américain que nippon : on retrouve aux différents scénarios la plume de Greg Rucka, David S. Goyer, Azzarello et Josh Olson, pour une oeuvre généralement bien accueillie quoi qu’assez optionnels en définitive de la vision de Nolan sur ses propres adaptations.


En résumé, à l’image de la collection Play Arts de Square Enix, le mélange de Batman et du Japon se sera fait sous des formes étonnantes, séduisantes infidèles d’un héros décidément universel, quel que soit le pays. Si ces lectures restent globalement de véritables réussites, on peut aussi les voir comme une incitation aux lecteurs occidentaux de l’époque à eux aussi traverser les continents d’écarts pour se pencher vers la bande-dessinée Asiatique, plus riche que ce que l’exportation du shonen nekketsu n’aura laissé entrevoir aux yeux du grand public.

A l’inverse, on peut aussi citer dans l’histoire des auteurs de l’ouest les noms de Frank Miller, Morrison ou plus récemment Gene Luen Yang, auteurs conscients d’autres styles et d’autres cultures qui auront à leur façon fait le pont en sens inverse vers un autre horizon pour les super-héros. Mina yoi shu et à la prochaine pour de nouvelles aventures.

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Corentin

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batloen
batloen
7 années il y a

Je me souviens d’avoir lu Child of Dreams il y a déjà très longtemps et j’avais adoré.

Strax
Strax
7 années il y a

Child of Dreams est sorti en France chez Semic au début des années 2000 ! ^^
J’en suis personnellement pas très fan, mais ça reste lisible, dans l’ensemble. L’édition française est disponible en deux volumes.

batloen
batloen
7 années il y a
Répondre à  Strax

C’est ça, il ya 17 ans, et pour moi 17 ans, ça fait longtemps ^^

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