Review VO – Ronin : Deluxe Edition

Les points positifs : Miller dans ses plus belles années Des personnages iconiques Une partie artistique unique… Les points négatifs : …mais qui en rebutera certains Et donc pas fait pour tout le monde

« Gentlemen, it’s the twenty-first century. You’ve got to have open minds » – Casey McKenna

• Scénario : Frank Miller – Dessin : Frank Miller – Colorisation : Lynn Varley

• DC COMICS – Ronin Deluxe Edition – 22 Octobre 2014 – 336 pages – 29.99 $

Selon son propre aveu, Ronin était l’occasion pour Frank Miller, encore jeune auteur, de se purger de toutes ses obsessions, afin d’aborder le reste de sa carrière sereinement. En effet, à la lecture de cette œuvre de jeunesse, il n’est pas difficile de trouver de multiples références à des œuvres que l’auteur affectionne. De Lone Wolf and Cub de Kazuo Koike et Goseki Kujima en passant par les univers de science-fiction de Moebius, il faut bien avouer que le Frank Miller de l’époque avait bon goût. Malgré tout, Ronin est plus qu’une oeuvre référentielle et révèle, au contraire, un artiste qui a su digérer lesdites références afin de créer son propre univers. Un univers riche, nihiliste et au traitement parfois jusqu’au-boutiste que l’on retrouvera, de Batman à Sin City, dans toutes les œuvres plus connues de l’auteur et qui trouve, ici, ses origines.

S’il faut bien reconnaître une chose au Ronin de Frank Miller, c’est bien qu’il s’agit d’une oeuvre difficile à cataloguer dans un genre précis. Commençant comme le récit d’un samouraï devenu ronin dans le Japon féodal pour vriller brusquement dans de la S-F d’anticipation pure et dure, Miller impose son imaginaire dès le premier chapitre et prévient de suite que tout peut arriver dans Ronin. Il est d’ailleurs assez compliqué de résumer cette œuvre en quelques lignes sans omettre tout ce qui fait sa force ou, au contraire, sans trop en dire et venir gâcher les nombreux twists qui se cachent au cours de ces six chapitres. Pour faire simple, Ronin est l’histoire d’un duel entre un guerrier et un démon qui s’étendra du Japon féodal au futur dans le 21ème siècle. Évidemment puisqu’on parle du Frank Miller de l’époque, en rester à ce postulat ‘simpliste’ est inenvisageable et Ronin se révèle alors être une histoire complexe, avec plusieurs niveaux de lectures, que l’auteur conclut de façon assez ouverte pour rendre difficile toute analyse définitive. Complexe d’abord dans le traitement de ses personnages. Tous connaîtront une évolution significative au cours du récit. De Casey McKenna qui passera du stade de bon soldat suivant les ordres à héroïne quasi-mythologique, à l’intelligence artificielle Virgo, se montrant à la base comme un programme bienveillant pour révéler finalement son inquiétante froideur, rappelant parfois un certain HAL 9000. Tous seront perçus différemment par le lecteur entre le début et la fin de l’oeuvre alors que l’auteur nous sommera de faire attention aux apparences.

Cette même audace se retrouve dans le traitement général de l’histoire car Miller refuse de complètement verser dans le manichéisme. Ainsi, chaque situation va révéler une certaine ambiguïté et malgré son histoire d’épée magique et de démons, le récit s’applique à imposer une réelle complexité dans la résolution de ses enjeux et refuse d’ailleurs tout jugement moral quant aux choix et actions des personnages qui le parcourent. Cet aspect trouble, ne nous laissant jamais baisser la garde, prend de l’ampleur à mesure que la narration avance pour finir par nous perdre alors que la ligne entre fantasme et réalité devient de moins en moins visible. L’ensemble prend un tournant majeur à partir de ce moment alors que Miller s’autorise absolument tout et impose son Ronin comme un laboratoire d’expérimentations sans limite qui influencera facilement ses travaux pour les quinze années à venir. L’auteur joue en plus constamment avec les attentes du lecture en s’amusant des clichés inhérents à une histoire comme celle-ci. Les ruptures de ton, parfois brutales, sont légions alors qu’on passe de séquences purement horrifiques ou très violentes à des moments remplis de second degré. Heureusement malgré ce côté fou, Frank Miller ne perd jamais de vue qu’il a une histoire à raconter et le tour de force vient bien du fait qu’au-delà de ces expérimentations, Ronin demeure une histoire travaillée, particulièrement bien ficelée et pleine de rebondissements inattendus.

Évidemment, l’aspect expérimental se retrouve aussi visuellement et peut-être même plus encore. La partie artistique, assurée par le coup de crayon si particulier de Frank Miller et les couleurs ou plutôt les peintures de Lynn Varley, donne elle aussi un cachet assez unique à l’ensemble. Au premier coup d’œil, l’oeuvre a de quoi rebuter graphiquement pour ceux qui s’attendent à du comics classique, car en effet, pour l’époque ce que réalise le duo Miller/Varley est tout simplement du jamais vu. Les planches ont, finalement, un côté très ‘free jazz’ tant elles semblent être le résultat d’une improvisation pleine de rage. Le trait très sketchy de l’artiste apporte une urgence et un dynamisme remarquable à l’action tandis qu’il se réserve tout l’espace dont il a besoin pour raconter son histoire au travers du découpage. Le découpage, justement, véritable marque de fabrique du style Miller est déjà très ambitieux à l’époque de Ronin. La tension naît alors de cette pratique alors que les planches apportant une vraie dimension iconique aux personnages en mettent régulièrement plein la vue. L’auteur donne, en plus, un aspect cinématographique impressionnant de maîtrise à son oeuvre alors que l’action apparaît brutale et extrêmement fluide. Ronin nous permet, en plus de ça, de déjà retrouver les motifs et l’imagerie nihiliste chère à Frank Miller et qui permettra aux fans d’être en terrain connu. De son côté, Lynn Varley renforce l’impact des pages avec ses couleurs qui apportent une texture sale et organique servant définitivement bien le ton et l’ambiance générale du récit. Ronin est donc également très riche graphiquement, malgré quelques planches vraiment moins inspirées que le reste, mais qui ne viennent pas gâcher la réussite artistique qu’est ce livre pour autant.

Pour finir, un petit mot sur cette Deluxe Edition, hélas, plutôt avare en bonus puisqu’elle ne propose qu’une préface signée Jenette Kahn, éditrice chez DC Comics à l’époque, qui nous raconte les prémisses de la publication de l’oeuvre ainsi qu’un tout petit nombre de sketchs, illustrations et planches en noir et blanc tirées de l’univers de Ronin. Aussi peu nombreux soit-ils, ces bonus sont très intéressants, notamment le texte de Kahn qui nous rappelle l’importance qu’a eu la publication de Ronin pour l’avancée du creator-owned dans l’univers des comics mainstream américain.

Honneur, trahisons, faux semblants, fusion du fantasme et de la réalité, tout autant récit fantastique que de science-fiction hardcore, Ronin s’affirme comme une œuvre sans compromis, aussi riche que folle d’un point de vue narratif et thématique. Visuellement unique pour l’époque, ce récit, un peu trop en retrait au milieu de l’imposante bibliographie de son auteur, se révèle pourtant encore aujourd’hui comme une oeuvre majeure, exigeante et intelligente. Un petit tour de force qui n’a, au final, pas grand chose à envier à un certain retour du Chevalier Noir.