Off My Mind #37 – Pop Art, soulèvement de la sous-culture

Some adult readers invest these characters with a high degree of reality ; They know of course that the characters do not exist ; yet they cannot help speaking of them as though they in fact existed. It is because the characters are so ‘real’ that the authors remain anonymous even to the most constant readers…

–  L. Bogart, Comics Strips and their Adult Readers


Leo Bogart est un sociologue américain qui, à la manière de Werthman, s’est intéressé aux nouveaux médias, à la culture populaire, et à ce système de consommation de plus en plus développé. De plus en plus malsain. En 1950, ce bon monsieur sort un article, une thèse appelée Comics Strips and their Adult Readers. Un texte bien trop peu connu annonçant, sans faire l’apologie des comics, qu’un regard adulte sur ces morceaux de papiers agrafés est capable de percevoir bien plus que celui d’un enfant. Par ces quelques phrases, notre sociologue démontre qu’un adulte est bien conscient de cette limite entre la fiction et le monde réel. Mais parler de ces aventures comme réelles, ne veut pas dire que cette limite est perturbée. On apprendra par la suite que ceci s’applique également aux enfants, mais revenons-en à ce texte. Il démontre que derrière ces bandes-dessinées destinées à la jeunesse réside une matière intelligible que peut déceler l’adulte. Un début pour l’interprétation du comics en tant qu’art, jusqu’à l’arrivée du Pop Art, six ans plus tard.

Mouvement aux antipodes

Off My Mind Superman Andy Warhol 1960 POP ART

Le Pop Art est réduit dans les plus jeunes esprits à des onomatopées avec des couleurs éclatantes, ou à une série photomaton de Marilyn Monroe avec quatre skins différents. C’est assez ridicule. Le Pop Art est une opposition totale à l’univers mondain, au marché de l’art. Au point d’en devenir même une critique dans le but simple de se détacher du monde auquel on l’associe. Pour la brève histoire, Lawrence Alloway, une critique d’art anglaise, organise une exposition « This is Tomorrow » où sont exposés des artistes majoritairement américains dont Andy Warhol, remarqué comme un artiste novateur et représentant de ce nouveau mouvement. L’année suivante Leo Castelli ouvre sa galerie qu’il dédie au Pop Art à New York. Une manière d’affirmer que le mouvement se répand et plaît malgré un aspect provocateur. Et c’est en 1960 que Andy Warhol utilise les comics pour ses œuvres. Les œuvres en question sont : Superman, Popeye et Dick Tracy. Warhol utilise la couverture pour Popeye, et une case au plan centrée sur l’action pour Superman.

Le principe du Pop Art n’est pas simplement l’idée de copie d’un élément déjà créé, mais bien de le séparer de sa fonction primaire. L’élément doit être perçu comme unique et non faisant parti d’un récit, d’un contexte où cet élément est un outil, mais où cet élément est un tout à lui seul. De ce fait, il attire toute l’attention du lecteur devenu observateur. Il fait preuve d’une concentration dont il ne serait pas capable lors de la lecture. Une sorte d’application de la célèbre phrase de Warhol : « In the future, everyone will be world-famous for 15 minutes.« . Le Pop Art tourne en dérision tout ce qui se trouve dans ce nouveau monde consommateur d’une publicité continue, devenant presque viral. Daniel Royot, professeur à la Sorbonne et spécialiste de la littérature et culture américaine, décrit le Pop Art comme étant un mouvement de pensée poussé par ce monde réel. Un univers « kaléidoscopique » peuplé de néons et d’affiches publicitaires de marques diverses. L’artiste se donne donc l’objectif de dénoncer ce monde actuel avec l’ironie que l’on connaît au mouvement.

Off My Mind Pop Art Andy Warhol Superman

1961, première exposition en France. Mais bien plus important, surtout en ce qui nous concerne, Roy Lichtenstein expose ses premières œuvres réalisées à partir de vignettes en 1962. On y reviendra plus en détails. Warhol créé sa Factory en 1963 et entame une carrière de réalisateur, avant de produire et réaliser des pochettes d’album pour les Velvet Underground, ainsi que celle d’un album des Rolling Stones, et un certain John Lennon. Vous comprendrez ce qui fait la réputation de Warhol, et qu’il s’agisse de l’artiste représentatif du mouvement ou par son œuvre. Il passe de ce statut d’artiste révolutionnaire avec un style à la fois épuré, lisse et violent avec ses couleurs flash, déshumanisant, tout en conservant une forme d’attraction par un aspect de cette culture populaire qui nous inspire confiance. Warhol atteint la culture pop suite à son utilisation dans un milieu où personne ne l’aurait vu se développer.

Deux visions existent à propos du Pop Art. Certains affirment que le mouvement est mort suite à la rétrospective organisée Whitney Museum of American Art de New York, en 1974. Lawrence Alloway elle-même qui lança le mouvement quinze ans plus tôt, met d’une certaine manière fin au mouvement. D’autres voient l’art actuel comme la continuité du Pop Art. Par exemple, une peinture portant sobrement le nom de Superman, réalisée en 2006, est considérée comme étant une œuvre du mouvement en question. Ceci étant justifié par le fait que Mel Ramos est un artiste n’ayant jamais quitté son influence marquée par le Pop Art.

Pulp Art

Off My Mind Pop Art Lichtenstein Okay Hot-Shot

Roy Lichtenstein, un nom qui ne vous évoque peut-être rien, mais dont vous connaissez certainement quelques œuvres. Il est souvent considéré comme le second grand artiste du mouvement du Pop Art, dans l’ombre de la popularité qu’a connu Warhol. Toujours est-il qu’il est à mes yeux l’artiste le plus intéressant dans sa technique, et dans sa relation avec les comics. Son objectif en tant qu’artiste est de cacher l’action de sa main. Il veut donner l’impression que l’image est apparue d’elle-même. Derrière cette volonté d’être un homme-machine, programmé à générer des œuvres d’art, réside une technique qu’il fera évoluer au fil de son parcours. Comme on peut le voir sur cette partie de « Okay Hot-Shot », les couleurs sont vives et parsemées d’ombres épaissies d’un noir sans aucune nuance. Ces effets d’ombres exagérées permettent de faire ressortir des couleurs vives, en général les couleurs primaires et notamment le rouge, mais également le vert.

Lichtenstein développe sa technique étant à l’origine celle-ci dans le cas d’un comics. Il sélectionnait une case (en règle général, une scène explosive, comme celle utilisée pour « Whaam! ») et s’entraînait à la copier à l’identique ou la perfectionnait. Il la peint, la photographie, en fait une diapositive lui permettant de décalquer son ébauche et perfectionner de nouveau, et ce jusqu’à obtenir la satisfaction escomptée. Le but étant de donner au spectateur l’illusion d’avoir devant soi la case d’origine simplement retravaillée. Cette illusion est réussie au point qu’aujourd’hui, bon nombre pensent que le Pop Art se réduit à une colorisation plus vive ou encore plus simplement, à agrandir une case. Il réside derrière ces œuvres un travail immense et complexe.

Off My Mind Lichtenstein Pop Art DC Planet

En dehors de ces exemples cités, Lichtenstein, et bien d’autres artistes ont utilisé une technique appelée Ben-Day-Dots (également appelé le Benday), créée par Benjamin Henry Day Jr. Cette technique nous est familière, puisqu’elle a été longtemps utilisée dans les comics depuis les années 50 jusqu’au début des années 60. Elle consiste à inscrire des points de couleurs dans un ordre précis. Une technique relevant de l’impressionnisme. Un effet d’optique basé sur le principe de la trame donnant, selon la disposition et les couleurs utilisées, une teinte de couleur. Cette technique était utilisée dans les comics par économie de temps et d’argent, limitant le nombre de passage à l’impression réalisé par une trame où s’organisent des points de couleurs disposés selon un ordre précis donnant aux planches les teintes recherchées par les artistes. Les nuances sont plus ou moins complexes à réaliser, notamment en ce qui concerne le noir (d’où les reflets bleus de la cape de Batman). Nous connaissons tous l’histoire du Hulk gris devenu vert. Bien au-delà du Pop Art, l’art a influencé les comics. Le Benday étant une technique apparue à la fin du 19ème siècle. Les comics et l’art possèdent dès l’origine une influence réciproque, ceux-ci menant à la création du Pop Art par son statut de culture populaire. On retrouve alors ce statut d’homme-machine derrière cette technique digne d’une imprimerie, où l’artiste dépasse la qualité de cette imprimerie, devenant une machine plus précise.

On peut voir dans les travaux de Lichtenstein une forme d’approfondissement du travail de Warhol sur son Superman. Par ailleurs, Lichtenstein tire les cases qu’il sélectionne de comics de National Comics, l’ancien nom d’un éditeur appelé DC Comics. Pour exemple, Whaam! est une case tirée de All American Men of War #89. Un travail immense reposant sur deux panneaux. De même, In the Car est une case tirée de Girl’s Romance #78, un autre titre de l’éditeur.

Holy Sardine !

Off My Mind Wonder Woman Pop Fan Art DC Planet

À travers ses travaux, Lichtenstein a deux objectifs à remplir face à son travail. Par l’utilisation de cases de comics, par le style de dessin de cette culture populaire, il attire le regard des amateurs comme des initiés à l’art pictural. Et derrière ce faux-semblant de copie conforme (le plan de la case ayant inspiré l’artiste pour Whaam! est bien différente) réside une critique sociale, une forme d’ironie, mais aussi, et sans doute de manière inconsciente, un regain d’intérêt pour les comics par ces œuvres pouvant être vues comme une démonstration prouvant que nous avons tous, chez nous, entre nos mains, de nombreuses cases à l’allure de tableaux. Des œuvres générées par une forme d’industrie de l’art pictural envoyées à des milliers d’exemplaires à travers le pays. Et même au-delà. Une forme ironique rendant hommage à la société actuelle dans la beauté d’une époque où l’art était accessible, mais où la publicité et la société de consommation était un fléau. Un hommage d’autant plus fort que Lichtenstein conserve et adapte son travail à la case dont il s’inspire.

Autre interprétation possible, l’apparition du Comics Code Authority. Ce code exigeant de l’artiste qu’il édulcore son histoire, son dessin, qu’il se range et s’adapte à des règles auxquelles il ne veut pas se soumettre. L’utilisation de ces couleurs éclatantes, presque criardes, sont une marque d’appartenance au Pop Art, comme une forme d’ironie pointant du doigt ce code. Si les explosions, la violence de ces cases sont effacées, la couleur et la prononciation des flammes, et l’accentuation des effets explosifs rendent la scène bien plus violente. Rien de concret dans cette interprétation, de plus, elle n’est valable que sur certaines œuvres, généralement inspirées de comics de guerre.

Off My Mind Pop Art Batman 66' DC Planet

Le Pop Art a profondément marqué le monde des comics. En s’étant approprié ce milieu de l’imprimerie comme de la représentation graphique, l’influence était inévitable. Ainsi nous avons eu la première série TV Batman (si cher à la plupart des membres de la rédac’), cette influence suit toujours cet univers et se remarque par les comics dérivés. Que ce soit sur les couvertures de Allred, ou le ton des couleurs peu importe le dessinateur, le Pop Art est un élément définissant l’esprit même de Batman 66′. Ce mouvement impacte également la représentation que nous nous faisons de ces années, sans réaliser de rapprochement entre les comics et le mouvement artistique. Le passage du Golden Age au Silver Age se réalisant à travers ce courant, le fait de se retrouver, à travers le Silver Age, dans un univers plus coloré encore s’explique généralement par le simple fait que le Comics Code Auhtority ait été mis en place. S’il est indéniable que ce code ait un rôle à jouer dans ce changement, je pense sincèrement que le Pop Art ait également eu une influence artistique, directe ou indirecte là où le Comics Code a eu une influence plus prononcée sur l’écriture.

Si quelques questions persistes sur ces influences, le Pop Art reste un mouvement, un genre, et une source d’inspiration pour bon nombre d’artistes. Malgré ses nombreux airs simplistes, tout comme l’art minimaliste, le Pop Art est un travail complexe, aux interprétations multiples et techniques nombreuses. Son rapport avec les comics, si il semble assez étroit à l’origine, devient de plus en plus flagrant, et l’impact sur le monde de la bande-dessinée américaine est incalculable. Il est d’autant plus étonnant que les comics restent encore aujourd’hui vus comme une sous-culture. Là aussi, certainement le Pop Art a catégorisé les comics comme étant une sous-culture en le réduisant à l’état d’outil artistique et non pas d’art à part entière. Un divertissement quotidien généré par une industrie sans passion. Mais ça, c’est un autre débat.

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Watchful

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Rédacteur depuis 2015, j'écris dans le but de partager ma passion pour les comics et entretenir ce sentiment de découverte. Bercé par Batman, mon cœur se dirige toujours vers l'éditeur aux deux lettres capitales.
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Mocassin
Éditeur
7 années il y a

Vraiment intéressant ! Ça aurait peut-être mérité au moins une comparaison entre une oeuvre de Pop Art et la case de comics dont elle s’inspire, mais à part cela, c’est du bon boulot.

Billy Batson
7 années il y a

Excellente chronique. On aurait pu aussi parler de Jeff Koons en ouverture qui utilise de façon récurrente les symboles de la pop culture mais dans l’ensemble ton article est complet et ne manque pas de références. Good job !

Corentin
7 années il y a

Très intéressant !

DarkChap
DarkChap
7 années il y a

Il y a quand même quelque chose de très gênant avec le Pop Art, en particulier chez Lichtenstein, le statut de l’artiste d’origine.
Dave Gibbons (à mon sens très légitimement critique de Lichtenstein) l’a très bien expliqué, si je produit une reprise d’une chanson, je dois indiquer le nom de son compositeur et lui payer des droits d’auteur. Chez Lichtenstein, il n’en est rien.

Je n’ai pas fait de recherches sur le sujet mais instinctivement, je doute vraiment que beaucoup d’artistes de comics se disent inspirés par le Pop Art. Sauf erreur de ma part, la quasi-totalité, y compris Allred, citent bien davantage les artistes originaux que leur copie et quand on leur parle « Pop Art » eux soulignent plutôt qu’ils entendent se réapproprier ce que le Pop Art a fait sien.

L’influence du Comics Code ou du Pop Art sur les comics DC est également très mineur. Les comics DC ne visaient plus que les enfants dès la seconde moitié des années 40 (et encore, je suis large). Le Comics Code a été écrit par DC Comics pour interdire aux autres éditeurs (en particulier EC Comics) de publier des comics de crime et d’horreur mais DC pour sa part n’a rien eu à changer. De même, je te recommande vraiment d’ouvrir un comic book des années 50 à l’occasion, les couleurs n’y sont ni plus ni moins intenses que dans un comic book des 60’s.

DarkChap
DarkChap
7 années il y a
Répondre à  DarkChap

En cherchant un peu sur le net, je suis tombé sur cette magnifique citation du grand Art Spiegelman à propos de Lichtenstein : « Lichtenstein did no more or less for comics than Andy Warhol did for soup. »

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