DC Spotlight #5 – Young Liars

Il y a des œuvres marquantes parce qu’elles semblent maîtrisées de A à Z, des œuvres destinées à refléter leur époque, tout en résistant à l’épreuve du temps. Ces œuvres, tout le monde les connaît ici et à peu près tout a été dit sur elles. Il existe aussi des œuvres beaucoup trop singulières pour pouvoir prétendre à ce rang. Des œuvres de  « Mavericks », des œuvres d’insoumis, trop sincères et barrées pour leur propre bien. Des œuvres loin de la perfection des classiques de ce médium et qui, pourtant, sont aussi intéressantes que les modèles du genre. Si je me perds en phrase d’introduction maladroites, c’est bien parce que le comics qui nous intéresse aujourd’hui : Young Liars de David Lapham fait partie de cette race de bande dessinées. Pour le meilleur et pour le pire.

Je sais c’est déjà la seconde fois que je vous parle de David Lapham dans cette chronique mais que voulez-vous que je vous dise, il s’agit d’un des auteurs de comics les plus sous-estimés des vingts dernières années. Je ne vous ferai pas l’offense de le présenter à nouveau en détails ici mais sachez, au moins, qu’il a la double casquette de scénariste/artiste sur cette série. L’occasion donc de découvrir, en plus, de son talent d’auteur celui de narrateur visuel. En ce qui concerne, l’oeuvre en elle-même, une petite présentation s’impose par contre, Young Liars ne faisant pas vraiment partie des titres cités en exemple quand on parle des réussites publiées chez Vertigo. La série était donc une ongoing publiée entre Mai 2008 et Octobre 2009. Après avoir travaillé sur quelques titres DC notamment Detective Comics dont je vous parlais dans le premier DC Spotlight, David Lapham avait posé ses valises chez le petit frère rebelle de DC, d’abord pour réaliser un roman graphique intitulé Silverfish, suivi ensuite de ce Young Liars. Même si l’artiste a travaillé encore pour l’éditeur quelques années plus tard sur des one-shots ou pour illustrer quelques numéros de séries de façon aléatoire, cette oeuvre constitue bien son dernier vrai, gros travail pour Vertigo. L’annulation brutale du titre y étant certainement pour quelque chose dans cet état de fait, mais nous reviendrons sur ce point plus tard…

Alors Young Liars qu’est-ce que c’est ? Si on se réfère à la description du premier volume de la série par l’éditeur, il s’agit de l’histoire d’un groupe de jeunes adultes qui vont être amenés à vivre une aventure « Lynchienne » dans laquelle rien ne semble être ce qu’il paraît. C’est bien cette dernière partie qui est importante et qu’il faut garder en tête pour aborder la série. Autant mettre les choses à plat tout de suite, Young Liars est l’un des comics les plus imprévisibles, tordus et aussi, avouons le, chaotiques publié par Vertigo depuis le début des années 2000. Le problème c’est qu’en plus d’être difficile à aborder, il s’agit d’une série dont il est difficile de parler sans ruiner les twists que Lapham balance régulièrement dans son récit. Voilà qui explique peut-être pourquoi tout le monde semble avoir oublié la publication d’une série pourtant relativement récente. Revenons alors au sujet : Young Liars, qu’est-ce que c’est ? C’est l’histoire d’un groupe d’amis qui vont devoir faire face à une corporation toute puissante et ainsi affirmer leur indépendance mais pas vraiment… C’est l’histoire d’une invasion d’araignées Martiennes sur Terre voulant asservir l’humanité mais pas vraiment… C’est l’histoire d’un individu paranoïaque, schizophrène et drogué qui a totalement perdu pied avec la réalité, mais pas vraiment… C’est une histoire de science-fiction faite de réalités alternatives et de voyage spatial, c’est l’histoire d’une romance aussi destructrice que magnifique, c’est à la fois tout ça et rien de tout ça… Bref, c’est un titre chaotique qui n’offrira jamais aucune réponse facile, ni explication totalement rationnelle au lecteur et c’est à la fois la plus grande force et la plus terrible faiblesse du titre.

Alors de quoi parle vraiment Young Liars ? La série a-t-elle finalement un sens ? Oui évidemment mais disons que l’important pour l’auteur, ce n’est pas la destination mais bien le voyage, l’expérience. J’en veux pour preuve la nature quelque peu « circulaire » de l’oeuvre dans sa narration. Lapham se permet de créer une oeuvre hautement symbolique et fait confiance à l’esprit de son lecteur pour faire le reste. Comme tout récit fait de symboles forts, reste alors à ceux qui en auront le courage d’accepter de se perdre dans un premier temps pour trouver petit à petit les clés permettant de déchiffrer tout ça. Encore une fois, le parallèle avec l’oeuvre de David Lynch n’est pas complètement idiot et comme pour le cinéma de ce dernier, Young Liars est un comics clivant, qui laissera bon nombre de lecteurs sur la touche. Peu importe finalement si l’expérience ne convient qu’à un petit groupe de lecteurs puisque l’important, c’est bien que ce genre de comics puisse exister, même sur une courte durée.

« Watching her fumigate the invisible spider, I realized my problem. One of us was insane… » – Danny Noonan

La série est donc à première vue un joyeux bordel, difficile à définir. Chaotique oui, mais il s’agit d’un chaos organisé. Tout devient plus clair quand on comprends que Young Liars est une oeuvre qui emprunte beaucoup à un courant, avant tout littéraire, que les américains appellent  « Transgressive Fiction ». Des œuvres comme Fight Club de Chuck Palaniuk ou encore Le Festin nu de William S. Burroughs peuvent être vues comme appartenant à ce courant. S’il n’est peut-être pas aussi « codifié » que d’autres courants et que les frontières, pour y incorporer les œuvres pouvant se prétendre de son influence, sont assez floues, il y a tout de même quelques éléments qui lient le comics de David Lapham a tout ça. Les oeuvre empruntant à la fiction transgressive mettent en avant des personnages cherchant (consciemment ou pas) à se libérer des contraintes et des normes liées à la société. Ce sont des personnages voyant la « normalité » comme la source d’un asservissement et qui évoluent dans une société présentée, généralement, par le narrateur comme étant pourrie et gangrenée. Cette tentative de libération, qui semble souvent perdue d’avance, passe par des expériences extrêmes et illicites en rapport avec la drogue, le sexe, la violence ou d’autres sujets tabous. Évidemment de part leur nature borderline, ces personnages sont souvent caractérisés avec des traits nihilistes ou même proche de la maladie mentale. Ces récit préfèrent d’ailleurs souvent nous narrer les choses à partir du point de vue du personnage principal et laissent donc planer le doute sur la véracité des faits qui sont racontés. L’état mental du narrateur n’aidant pas forcément à le croire sur parole. Tout n’est alors question que de perception et d’interprétation des « faits ».

De par les thèmes qu’elles abordent, ces oeuvres sont évidemment controversées, berçant dans la contre culture et suscitant des réactions de rejets parfois violentes. Young Liars entre alors plutôt bien dans cette catégorie. Avec son héros schizophrène, la frontière floue que met en avant le récit entre réalité et fantasme ou encore vérité et mensonge et ses thèmes très durs (le viol, l’addiction aux drogues…), la série prône fièrement sa nature transgressive. Une transgression que l’on retrouve d’ailleurs tout autant dans l’évolution interne du récit que dans l’abandon de certaines règles narratives de la part de l’auteur et qui amène le lecteur à ressentir les mêmes sentiments chaotiques et de perte de repères que les personnages. Sur ce point, Lapham a d’ailleurs avoué dans plusieurs interviews écrire la série comme un musicien de jazz improvise un solo. En agissant, certes, au sein d’une structure bien établie mais en se permettant toutes les folies et les digressions qui lui viennent en tête au moment d’écrire chaque chapitre. Ce procédé, forcément perturbant à la lecture, est aussi ce qui offre à la série sa nature profondément unique en donnant l’impression d’être face à une puzzle impossible à résoudre. Ce « feeling » jazz ne s’arrête d’ailleurs pas à la technique d’écriture puisque sur beaucoup de point de vue, Young Liars est une série qui se lit comme on écoute de la musique. Ce qui est raconté, relevant encore une fois plus de la symbolique et de l’abstraction onirique qu’autre chose. Reste donc à se laisser porter et à approcher l’ensemble en faisant confiance à son ressenti émotionnel plutôt que de façon cérébrale. Avec cette insistance pour mettre en avant l’émotionnel, l’auteur joue, en plus, avec ses lecteurs en osant des ruptures de tons parfois brutaux passant d’un humour potache à de la violence extrême. C’est d’ailleurs bien une des grandes qualité du titre que de chercher à surprendre en permanence en jouant avec des émotions fortes et contradictoires.

 « I am an astute observer of the human condition » – Annie X

Oeuvre radicale en tout point donc et qui refuse la linéarité, la création de David Lapham est d’autant plus unique qu’elle semble ultra personnelle pour son auteur. Puisqu’il laisse une grande place à l’interprétation que chacun peut en faire, Lapham livre ici un récit avec de nombreuses couches de lectures. À côté de ce que raconte le titre en surface, on peut y voir une oeuvre sur les relations, les rencontres et les événements qui ont marqués la vie de l’auteur d’une façon ou d’une autre, mais raconté sous un vernis qui s’inspire de la symbolique de la contre culture au sens large. Avec ceci en tête on peut voir dans la nature changeante du personnage féminin principal, des traces des femmes qui ont marqué la vie de Lapham alors que les nombreux alter-egos du personnage principal pourraient symboliser les phases par lesquelles est passé l’artiste dans sa vie. Il n’est pas, non plus, interdit de voir dans ce combat des personnages pour une liberté inaccessible, la lutte d’un individu cherchant à trouver sa place dans le monde, à tout prix.  Bref des thèmes qui peuvent paraître un peu clichés écrits noir sur blanc comme ça mais qui résonnent avec une réelle honnêteté et intelligence sous la plume de Lapham. Peut-être suis-je aussi complètement à côté de la plaque et il ne s’agit pas du tout de ça… Le mieux reste encore de tenter l’expérience et vous y trouverez, peut-être, complètement autre chose mais ce n’est finalement pas vraiment important. L’important, c’est qu’il s’agit d’un récit qui s’attarde sur la condition humaine avec sincérité et même si l’auteur a tendance à pousser tous les voyants dans le rouge, tout le monde peut trouver quelque chose qui va résonner avec sa propre vie dans Young Liars, à condition de creuser un peu et d’y plonger en toute liberté et ouverture d’esprit.

« Let’s Dance ! » – Sadie Dawkins

Je parlais de jazz et de musique et il faut bien y revenir plus en détails car la musique joue un rôle majeur dans la série et là encore, cela se retrouve à plusieurs niveaux. Dans la caractérisation des personnages d’abord, quasiment tous musiciens ou habitués des lieux du New York underground mais aussi à un niveau plus référentiel. D’abord, il y a un côté rock’n’roll et indie bien présents dans l’apparence graphique de l’œuvre. Les designs, les personnages, les lieux représentés ont souvent des aspects très marqués par cette culture. De plus, chaque numéro débute avec la proposition d’une mini-playlist. Bien plus qu’un gimmick et qu’une façon facile de nous montrer, qu’en plus d’être un très bon auteur monsieur Lapham a aussi de très bons goûts musicaux, ce procédé permet de signifier la direction émotionnelle du chapitre en question en mettant en avant des genres musicaux bien précis. Une bande son pour un comics, il faut avouer que ce n’est pas mal du tout et puis, sérieusement, une oeuvre qui vous pousse à écouter du Suicide, du Modest Mouse ou encore du Spacemen 3 ne peut pas être complètement mauvaise ! Les amateurs de musique découvriront globalement de nombreuses références éparpillées un peu partout dans Young Liars. De son titre évoquant le premier EP du groupe TV On The Radio aux fameuses Spiders From Mars qui sont utilisés pour symboliser les menaces qui pèsent sur les personnages, pour les plus évidentes, Lapham ratisse large, sans jamais donner l’impression d’avoir une attitude de poseur vis-à-vis desdites références.

Un comics, c’est aussi une partie artistique et de ce côté là, la série est également très solide, le rôle d’artiste permettant à Lapham d’avoir un contrôle total de son œuvre. S’il n’est pas connu pour ses effets de styles percutant, Lapham est un dessinateur old school. Old School dans le sens où ce qui prime avant tout chez lui, c’est la clarté et la recherche du moyen le plus efficace pour mettre en page ses idées. Ce style, loin d’être extravagant donc, est ici plus que jamais une réelle qualité. L’oeuvre étant déjà assez folle et bordélique comme ça, le découpage et le trait de l’artiste apportent une qualité cinématographique à l’ensemble et servent finalement de point d’accroche pour le lecteur en se révélant être le seul aspect « classique » que l’on trouve dans Young Liars. Même s’il ne faut pas s’attendre à en prendre plein la vue à chaque page, il y a finalement quand même une maîtrise impressionnante pour tout l’aspect graphique. D’autant plus que l’artiste parvient à développer une imagerie étrange et fascinante à travers ses planches qui lorgnent, là aussi, du côté de la contre culture.

« The End… » – Danny Noonan

Après tout ce que je viens de dire, l’annulation relativement rapide de la série ne peut donc plus être vue comme une surprise. Au delà de toutes ses qualités et de ses défauts, c’est probablement sa nature bien trop singulière qui a condamné Young Liars. Il n’en reste pas moins que la nouvelle est tombée plutôt brutalement, David Lapham révélant cette information à la sortie du treizième chapitre de la série. Vertigo lui ayant donc laissé cinq épisodes pour conclure. Malgré les reviews globalement positives de la presse spécialisée et une aura culte en puissance, l’auteur a donc dû revoir ses ambitions à la baisse alors que la série aurait pu durer, quasiment, deux fois plus longtemps avec les plans de départ de l’artiste. Évidemment, cette conclusion forcée a justement obligé l’auteur à clore une série à la narration et aux thématiques complexes de façon abrupte sans pouvoir répondre totalement à toutes les problématiques que nous posent le titre sur toute sa durée. Cependant, là aussi, le scénariste s’en sort avec un dernier numéro aux accents méta durant lequel il se cache à peine derrière l’alter ego que représente son personnage principal pour s’adresser directement aux lecteurs. On y découvre alors un David Lapham ne cachant pas son sentiment d’échec, en lisant entre les lignes, mais qui parvient à livrer une conclusion touchante à sa façon. On pourra alors pester des heures entières sur l’état de l’industrie du comics et sur les séries sacrifiées ou finalement, comme l’auteur, finir par accepter le sort de son œuvre et être rassuré qu’un titre aussi dingue puisse exister, même pour un petit moment uniquement.

On en revient finalement alors la question du début : Young Liars, qu’est-ce que c’est ? Il s’agit d’une expérience brutale, parfois drôle, souvent traumatisante et presque toujours extrêmement perturbante. Une expérience qu’il faut tenter mais qui laissera une bonne partie du lectorat sur le carreau (la série n’a pas été annulée pour rien). Un édifice labyrinthique, violent, ambitieux mais aussi bordélique, frénétique et difficile d’accès. Une sorte de croisement improbable entre du Tarantino sous coke et du David Lynch sous acide, dans lequel l’auteur refuse en permanence d’offrir les outils nécessaires à la compréhension de son œuvre sur un plateau. Alors voilà, c’était Young Liars, c’était fou, parfois incohérent et guidé par un esprit rebelle salutaire, loin des conventions (narratives pour l’écriture et sociales en ce qui concerne le comportement des personnages). C’était tout ce que devrait être une histoire sur la jeunesse. Qu’importe donc si la destination finale n’est pas celle originalement pensée par l’auteur, qu’importe si après dix-huit numéros, on peine encore à totalement saisir avec certitude le propos de l’esprit taré qui a pensé cette histoire. L’important est que le titre Young Liars a existé et que dans ses meilleurs moments il a, toujours aujourd’hui, le potentiel pour vous offrir le trip de votre vie. Vous avez ma parole.

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Watchful
7 années il y a

Quand la passion de l auteur transpire entre les lignes du fan.

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