Off My Mind #31 – Deux films DC qui n’en sont pas : le diptyque Paradox Press

Si les années ’80 signent pour beaucoup l’essor du Bronze Age, une ère charnière dans la BD de super-héros enfin dépossédée de l’absurdité galopante de deux décennies post-Comics Code, elles sont aussi une période de renouvellement dans l’industrie des comics underground, avec l’apparition de ce que l’histoire retiendra comme les comics alternatifs. Au tournant de la décennie, une génération d’artistes inspirée de l’héritage de Robert Crumb contribuèrent à différentes revues ou imprints indépendants, tournés vers le comics de genre, satirique, social, politique, et moins vers la grandeur des grattes ciels et les déclinaisons de terres parallèles qui occupent à l’époque les boards éditoriaux des majors.

Le succès de cette décennie, attribuée à une somme d’œuvres considérables (Maus de Spiegelman, Love & Rockets des frères Hernandez, etc), inspirera cependant à DC Comics l’envie de suivre le mouvement. Sous la direction de Mark Nevelow, l’éditeur fonde Piranha Press en 1987 sur une promesse de séries intello’ différentes des titres proposés à l’époque par les artistes de la British Invasion. Plus proche de thèmes sociaux à l’Américaine, sans contenu fantastique ni lien direct avec le cœur des héros de la maison. S’en suit toute une série de publications plutôt chouettes, bien accueillies par la critiques mais dont les ventes peinent à décoller.

En 1993, sur les restes de l’imprint en pleine décadence, DC crée Paradox Press. Grandement inspiré par le fonctionnement éditorial de Fantagraphics, l’imprint sera la réponse inversée à Vertigo, fondé la même année par Karen Berger sur le socle des Swamp Thing, Animal Man, Hellblazer et la Doom Patrol. C’est à Andrew Helfer que seront confiés les rennes, l’éditeur de Giffen & DeMatteis sur la Justice League International et de John Byrne sur son Man of Steel.

Avec Bronwyn Carlton, l’imprint s’attachera à publier différents romans graphiques d’auteurs extérieurs à la maison DC, une série d’anthologie acclamée par les élites de l’époque (la série des Big Book of, récompensée d’un Eisner) et sera le premier à publier aux États-Unis le manga Gon de Masashi Tanaka (j’en profite pour vous le recommander, c’est super bien). Si les publications de Paradox se comptent sur les doigts de trois mains, le travail généralement fourni par les auteurs et l’entourage éditorial fut salué à l’époque, mais invisible dans le tourment consumériste des années ’90 et l’apparition d’une folie d’imprints différents en alternative aux super-héros traditionnels (Image, Dark Hose, Valiant, etc).

Après quelques années, la société est sacrifiée, en 2001. Les republications futures sont confiées à Vertigo (comme ce sera le cas avec WildStorm des années plus tard), ce qui se résumera finalement à deux œuvres spécifiques, pour d’évidentes raisons. Puisque, si l’histoire a retenu le nom de Mirage Studios grâce ou à cause des Tortues Ninjas d’Eastman & Laird, l’écho lointain de Paradox Press résonne encore sur la même base d’un imprévisible succès populaire, en dehors des kiosques et des librairies – on parle ici des adaptations du A History of Violence de John Wagner & Vincent Locke, et des Sentiers de la Perdition de Max Allan Collins.


1. Cronenberg, Polar et VHS

2. Mendes, Tom Hanks & The Thompson

3. Le meilleur ou le pire ?


1. Cronenberg, Polar & VHS

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Le projet de film A History of Violence démarre dans les mains de Josh Olson, scénariste d’Hollywood, qui a aussi travaillé sur un segment du long métrage animé Gotham Knights avec Brian Azzarello. Son script atterrit chez David Cronenberg, grand cinéaste de genre, qui met le projet en route. Les premiers noms s’ajoutent face caméra : Viggo Mortensen, Maria Bello, Ed Harris, Ashton Holmes et William Hurt, ce qui est un peu marrant, puisqu’il incarnera plus tard le Général Ross de l’Incroyable Hulk et de Captain America : Civil War.

Le pitch de History of Violence s’éloigne de la BD de Locke & Wagner – un tueur de la mafia décide de quitter le milieu criminel pour s’exiler dans une petite ville tranquille après une dernière opération. Il tire un trait sur sa vie d’avant, change de nom, de personnalité, devient Tom McKenna (Tom Stall dans le film). Il se marie, fait des enfants et devient le gérant d’une échoppe locale, jusqu’à ce que deux malfrats tentent de le braquer.

Avec ses réflexes de tueur restés intacts, Tom tue ses agresseurs en légitime défense. Célébré par la presse locale comme un héros, son visage est vu à la une du journal télé’ par ses anciens partenaires, qui partent le retrouver. Au fil du récit, Tom devra avouer son passé à sa famille (qui le vivra différemment dans le film ou le comics), et tuer tout un tas de gens dans la foulée. Le récit se découpe comme un polar en noir et blanc dans le comics, et comme un néo-noir épuré et direct dans l’adaptation.

Entre les différents changements proposés par Olson et Cronenberg, le réalisateur a opté pour un de ses thèmes de prédilection. Immense artiste du cinéma en marge, les thèmes du cinéaste traversent son oeuvre dans un complet aboutissement autour de grandes obsessions personnelles. Son leitmotiv le plus célèbre se focalise sur le body-horror, un sous genre du film d’horreur centré sur la monstruosité et la violence avec le corps humain comme support. Cet appareil esthétique sera transposé sur la plupart de ses œuvres, jusqu’à ExistenZ, dernier de sa filmographie avant le XXIème siècle, qui préfigure de l’obsession des masses pour les loisirs virtuels et du rapport changeant à la réalité – un thème qu’il abordait déjà dans Videodrome, en 1983, avec la sur-consommation d’images télévisuelles.

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Dans la plupart de ses films, le cinéaste déploie un sentiment de perte d’identité, qu’il met au coeur de récits comme Dead Ringers (deux jumeaux qui se partagent des nanas), Scanners (un héros amnésique doué de pouvoirs) ou The Fly (un genre de reprise de la Métamorphose de Kafka, où le héros perd peu à peu son humanité en se transformant en hybride d’homme mouche). Si A History of Violence reste une oeuvre brutale, Cronenberg n’en fait pas un pamphlet esthétique, son apport se résume à quelques combats impitoyables, à l’envers des explosions et lambeaux de chairs qui font sa signature habituelle. C’est dans la perte de l’identité qu’il laisse sa marque, son héros schizophrène qui refuse d’admettre l’homme qu’il a été, et considère sa personnalité d’avant comme un autre être humain, mort et révolu.

En tant que polar, A History of Violence est salué par la critique. A ce jour, le film fait partie des adaptations de comics les plus célébrées par les élites du cinéma. Si l’oeuvre naît d’un comics obscur au scénario réécrit (la mafia italienne devient ici irlandaise, le film met de côté le passé de Tom à l’écran et prend davantage des allures de saga familiale), il pose la question de la validité des adaptations de cette autre manière de penser le passage des images à l’écran. Les comics d’auteurs, qui changent de mains une fois portés au cinéma, et deviennent la propriété d’autres auteurs à l’univers différent.

Dans l’oeuvre de Cronenberg, A History of Violence est aussi vue comme une étape clé parmi les fans de l’artiste, où celui-ci abandonne définitivement le genre du film d’horreur pour se concentrer sur des œuvres moins expérimentales, et de plus en plus appliquées. Cette transition se manifeste d’autant plus lorsque le film est édité en VHS courant 2006, dernier de l’ère d’un format vidéo largement abandonné par les grands groupes culturels. La dernière rupture symbolique avec le génie des années ’80 et de la conception de réalisateur en marge acquise par Cronenberg, qui entre au panthéon d’artistes plus sages tout en refusant toujours une quelconque concession à son étude des profils déviants.

Bref, en tant qu’adaptation de comics, A History of Violence déconne complètement. L’oeuvre passe d’un crime-comics confidentiel au pitch peu ambitieux à un film noir irréprochable, transformé par les équipes de tournage sur le style et le travail de fond – avec une palette d’acteurs talentueux qui seront nominés deux trois fois. Difficile de voir le comics d’origine comme autre chose qu’un roman (graphique) de plus dans la filmo’ du cinéaste, habitué au papier. A noter, du côté de Cronenberg et des super-héros, on peut noter un parallèle entre The Fly et les héros du Silver Age avec la proposition de l’accident de labo’, ou bien Scanners, un thriller fauché où une race de mutants télépathes tente d’échapper au gouvernement.

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Corentin

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Blue
7 années il y a

Très bon article ^^ Je n’avais aucune idée de l’existence de cette division de Dc comics, les films ici traités sont excellents mais je n’avais jamais fait le lien…

DoctorVin's
DoctorVin's
7 années il y a

Cette conclusion assez amère est malheureusement vrai, même pour les éditeurs de comics j’ai l’impression que les adaptations cinématographique/télévisuelles prennent le pas et l’on assiste à une chute qualitative en comics et au cinéma. Millar est assee symptimatique de ça en écrivant des pitch pour le ciné (mais avec Kick-Ass et Kingsman difficile de s’en plaindre)
Heureusement qu’il y’a plein de classique DC et Marvel que je n’ai pas lu parce que la production actuelle ne me fait plus rêver malgré quelques lueurs.
En tout cas ça fait plaisir d’exposer ces deux films il faudrait pousser aux adaptations plus indés (en espérant qu’elle soit quali) pour pousser Warner et Disney à se sortir les doigts du cul même si j’en doute mais au moins on pourra se rabattre sur autre chose (comme actuellement en comics).
En tout cas merci Corentin c’est toujours un plaisir de te lire.

Phoenix8
Phoenix8
7 années il y a

Bravo pour cet article, il est intéressant de noter que les meilleurs adaptations de comics sont pour moi celle hors du cadre classique de film de S-H ( Kingsman, History of Violence, V pour Vendetta, 300, Sin City, Guardiens of the Galaxy, Sentiers de la perdition etc.).

Meme les meilleurs film du genre sont souvent ceux ou le cadre « super-héroiques » est secondaire voir absent, le Batman de Nolan pourrait presque être un détective adjoint de Gordon avec des gadgets et le Captain America de The Winter Soldier être un soldat surentraîné des forces spéciales que les films seraient quasiment tout aussi bon!

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