« Bonne nuit. » – Spider Jerusalem
- Scénario : Warren Ellis – Dessin : Darick Robertson – Encrage : Rodney Ramos – Couleur : Nathan Eyring
- Transmetropolitan tome 5 – 23 octobre 2015 – 296 pages -22,50 € – Vertigo Essentiels
Il y a quatorze ans s’achevait Transmetropolitan, parodie cyberpunk du système politique Américain, écrite de longue haleine et scénarisée par le britannique Warren Ellis, un transfuge de Marvel qui entame une carrière d’importance chez DC, Vertigo et WildStorm au milieu des années ’90. Vous connaissez l’histoire et le parcours de cet auteur, aujourd’hui considéré comme l’un des plus grands, encore actif dans l’industrie et capable de chefs d’œuvres modernes (et récents) chez Image. L’héritage d’Ellis est d’importance, tant dans sa capacité à poursuivre le travail de Garth Ennis sur Hellblazer que sur ses séries solo souvent engagées, conscientes et actives sur le terrain de la dénonciation politique, ou de la déconstruction du surhomme chez Avatar Press. Mais à titre personnel, aucune oeuvre ne résonne autant dans sa bibliographie que sa contribution devenue légendaire à l’imprint Helix / Vertigo, le récit de Spider Jerusalem, journaliste d’investigation dans l’Amérique du Sourire et de sa dystopie glaçante, devenue presque palpable avec le passage du temps.
Ce dernier volume est la touche finale de son chef d’oeuvre. Après des années d’activisme impuissant devant les rouages d’un système rôdé, Jerusalem risque sa vie et sa santé dans une dernière parade contre le mur politique. Dans un pays où le président est un psychopathe élu par la manipulation des masses, l’information dissidente est rendue illégale. Le gouvernement impose la loi martiale pour protéger ses secrets, détourner l’attention du public et l’empêcher de prendre conscience des faits. Ne reste qu’une poignée de fous engagés pour la cause : quelques journalistes intègres, un éditeur accro au tabac, deux assistantes dévouées et un fou nihiliste en pleine dégenerescence pour mettre la vérité sous le nez du public. Cet entourage et l’image de l’éditeur, glorifiée par le scénariste, forment la mise en abyme des gens de bonne volonté, éditeurs, lecteurs et presse autour de ce chef d’oeuvre complètement déglingué proposé par Warren Ellis, un autre Spider Jerusalem lui aussi prêt à tout cracher, même dans l’après 2001 et l’envie du public Américain de se retrancher derrière ses hommes politiques.
Parce qu’en dehors de ce moment T de publication, Transmetropolitan n’a pas pris une ride. En dehors du coup de vieux pris par la place du web et des réseaux d’informations (dans le contexte de l’époque, c’était quand même avant-gardiste), le message de la série reste entier. Des déclarations creuses de politiciens à leur capacité à se réfugier dans la forme pour échapper au fond, de l’usage de la violence pour effrayer ou maintenir un sentiment de peur qui donne une image protectrice au pouvoir en place, à la démagogie, la surveillance (plus que jamais d’actualité), les récupérations de tragédies à des fins électoralistes, et la capacité de la presse généraliste bien implantée d’ignorer les vrais problèmes, ou de balayer d’un revers de mains les scandales pour « passer à l’actualité sportive », toute l’analyse de l’auteur transperce l’état de son époque pour se répercuter sur la notre, comme si rien n’avait changé. On en vient à se demander si l’habillage cyberpunk prétendument futuriste n’est pas qu’une excuse donnée à Darick Robertson pour livrer de folles trouvailles graphiques, là où l’oeuvre ne perdrait rien de sa superbe dans un contexte réaliste et quotidien. Fracture sociale, écologie, ghettoisation, communautés ethniques d’aliens clandestins gangrénés par la drogue et la prostitution, le dernier cri d’alarme de Spider frustre l’état du monde, puisque quatorze ans plus tard, on serait en droit de se demander : qu’est ce qui a changé ?
En fiction, l’avantage étant : le gentil peut quand même gagner à la fin. C’est ce qui donne à la conclusion de ce récit une résonance particulière, où le scénariste parvient à glisser un peu d’espoir dans son urbanisme déliquescent. Du sommet de sa montagne, Spider peut contempler les ruines du monde qu’il a mis en flammes, et envoyer au diable ceux qui auront à le reconstruire après lui. Le but n’a jamais été de bâtir un paradis. Non, en fait, il s’agissait surtout de tout cramer. L’optimise de la rébellion, au confluent de l’héritage punk et anarchiste d’Ellis, est magnifiquement rendue dans les dernières pages du bouquin, superbes et poignantes, dans la posture de l’auteur ou de l’activiste qui n’appelait rien d’autre qu’une vie simple au milieu de la nature. Celles-ci sont aussi un bel hommage rendu à Hunter S. Thompson, l’inspiration vivante de Spider, de son écriture et de son mode de vie, où le reflet de sa haine envers Richard Nixon était sans doute équivalente à la lutte de Jerusalem et de la Bête ou du Sourire.
Cet hommage à l’inventeur du journalisme « Gonzo » est aussi palpable dans la reproduction des chroniques de Jerusalem, récupérées des numéros spéciaux de la série précédemment collectées dans les éditions paperbacks en VO. On y suit les textes du journaliste dans sa carrière pour The Word, une série de textes inspirés du mouvement du Nouveau Journalisme, entre réalité et fiction, le regard acerbe et parfois poétique d’un homme dans une ville aux valeurs perdues, gangrenée et violente, et illustrés par différents artistes venus honorer le travail de maître de l’immense scénariste.
« Fermez la et achetez mon bouquin », voilà comment il vous le vendrait. Après quoi, il vous ferait un doigt. Vous l’entendriez rire de loin, ou trembler frénétiquement en claquant la porte, la faute à une seringue mal stérilisée, ou la maladie qu’il combat au quotidien pour vous apporter la vérité. Spider Jerusalem est le héros de Transmetropolitan, qui trône avec Sandman et Preacher au sommet des meilleures séries jamais créées dans le monde fermé et supposément inoffensif des comic books. L’un vous apprend à rêver, l’autre vous apprend à aimer. Si Spider vous aura appris à vous marrer ou à vous rebeller, c’est que vous n’avez pas lu l’oeuvre de travers, et je suis content pour vous. Sur ce, éteignez votre télé et allez lire Prez, personne n’a dit que le combat pour les comics intelligents était encore fini.
Très bonne review pour une excellente série , ma favorite , bien haut bien haut sur le podium . Y’a tout dans cette oeuvre intemporelle , incroyablement actuelle , 14 piges après son final .. . .
C’qui a d’quoi inquiéter d’ailleurs .. . . ..
Ces cinq volumes sont fabuleux à tous les niveaux , et on manquerait de superlatifs pour en causer à sa juste valeur . . . . Spider Jerusalem est juste canon , Ellis a une plume dingue à travers ce prsonnage oscillant entre un Thompson (évident) mais aussi un Bukowski , parfois , voir un Burroughs, d’autres fois. Bref, un comics qu’on pourrait sans mal qualifier d’oeuvre littéraire .
A mon sens.
Wourf.
Très bonne comparaison. Je n’y avais pas pensé, mais on retrouve effectivement beaucoup de ce mélange d’amour et de dégoût qu’avait Bukowski pour sa cité de Los Angeles dans les écrits de Spider.
Comme tu le dis, une review ne suffit pas pour tout dire sur Transmet’. J’ai même oublié de dire que c’était un des comics les plus drôles que j’ai jamais lu, et pas un mot sur les planches de Robertson, le foisonnement de ses délires graphiques ou le très bon travail d’édition d’Urban, qui propose le meilleur rendu de la série en VF depuis sa création. Heureusement qu’il reste les commentaires, j’aurais presque pu passer à côté ^^
Excellente review . Un classique et un chef d’oeuvre à relire avant chaque élection. ^^