The Script Of #1 : Jiro Kuwata et son Bat-Manga

En juillet dernier, DC Comics annonçait la publication en numérique d’un passage oublié de la carrière de leur personnage le plus connu, un certain chevalier noir célèbre sa quête de justice dans les rues de Gotham City. Bat-Manga ! : L’Histoire Secrète de Batman au Japon, un long run de cinquante-trois numéros écrits et dessinés par l’artiste japonais Jiro Kuwata, ramenés des années ’60 à l’époque de la première importation de Batman au pays du Soleil Levant. Longtemps resté au secret, il faudra attendre la fin des années 2000 pour voir le travail de l’auteur édité pour la première fois en occident, puis via la série numérique, actuellement publiée sous l’imprint virtuel Digital First.

Si Jiro Kuwata n’est pas entré dans la légende des grands auteurs Japonais, son oeuvre constitue un témoignage d’époque, de la fascination du public japonais pour les héros en costumes. Longtemps avant l’apparition des premiers mangas en occident, son travail sur le personnage de Batman constitue un étrange mélange des cultures, né du mythe du super-héros de Siegel et Shuster, du Tokusatsu d’Eiji Tsubuyara, et de l’âge d’or de la bande-dessinée japonaise par l’immense Osamu Tezuka. Resté oublié pendant près de quarante ans, le Bat-Manga et son auteur racontent aux lecteurs d’aujourd’hui leur souvenir du super-héros au Japon.

Tokusatsu

 Tokusatsu et Super Sentai

En 1954, Ishiro Honda, en s’inspirant du King Kong de 1933, réalise Godzilla pour la société de production Toho. C’est avec ce film que le responsable des effets spéciaux Eiji Tsubayara invente le genre du Tokusatsu, qui vaudra à Godzilla un succès retentissant. Loin des techniques d’animation de Ray Harryhausen, le Tokusatsu se base sur un système de costumes et de décors inspirés par l’art du Kabuki japonais, où un acteur costumé évolue dans des villes ramenées à taille humaine, une manière inédite de rendre compte du gigantisme des monstres géants. La technique, reproduite par la Toho pour une série de films rapidement copiés par d’autres studios, sera le moteur du cinéma de divertissement au pays du Soleil Levant à la fin des années ’50, et la création du genre de film de monstres géants, ou plus simplement « kaiju » dans la langue japonaise.

En 1957, le studio Shintoho confiera à Teruo Ishii la réalisation de Super Giant, long-métrage de Tokusatsu où les monstres reptiliens de la Toho sont remplacés par un héros à l’apparence humaine équipé de super-pouvoirs. Super Giant connaîtra également un immense succès à sa sortie, et indiquera à l’industrie de divertissement une évolution des mentalités au sein du public. Cet ancêtre du Sentai sera suivi par le premier super-héros télévisé, le Moonlight Mask, qui fera son apparition une année plus tard en 1958. Créée par Konan Kawauchi, la série télévisée Moonlight Mask apparaît à l’époque comme une réponse de l’archipel au succès des serials américains, Superman et Lone Ranger, très populaires dans la télévision des années ’50.

L’essor du cinéma et de la télévision inciteront les publications à suivre la tendance des genres nouvellement établis. Moonlight Mask sera adapté, quelques mois après sa première diffusion, par Kuwata lui même, avant que son propre manga, Phantom Detective (1957) ne soit adapté à la télévision une année après le héros de Kawauchi. Le Tokusatsu et les Super Sentai ne quitteront jamais le paysage du divertissement japonais, qui produit encore à l’heure actuellement des séries du genre, et dont certaines ont transité jusqu’en occident, parfois dans des formes librement adaptées (l’exemple le plus célèbre étant la série des Power Rangers de Haim Saban).

Batmanga

A l’initiative du Bat-Manga

Après que la télévision a fait son apparition dans la plupart des foyers à la fin des années ’50, les premiers magazines de lecture pour adolescents se multiplient. Suivant l’idée de diffuser le programme télévisé, ils paraissent chaque semaine, affublés de la mention « Weekly » pour chaque parution. Les premières revues s’adressent principalement aux jeunes garçons, et offrent une première vague de mangas inspirés par les codes mis en place par Osamu Tezuka, auteur (entre autres) du très populaire Astro Boy. Parmi les magazines des années ’60, le Weekly Shonen King sécurisera les droits de la série télévisée Batman d’Adam West pour développer une adaptation papier, confiée à Kuwata.

L’auteur s’applique à reproduire les techniques de découpage de Tezuka, et sa narration « cinématographique », mélangée aux carnets d’écriture de Bob Kane fournis à l’auteur par le magazine. La série met en scène des récits d’action, très dynamiques et souvent segmentés en arcs de trois numéros. Le schéma narratif est souvent identique, et suit l’apparition, l’affrontement et la défaite d’un super-vilain ou d’une équipe de criminels quelconques, un style de récits inspirés par les comics du golden age qui laisse souvent place à l’invraisemblable et aux adversaires fantasques et bariolés. Kuwata ne reproduit toutefois pas l’entièreté des éléments de la série de West et Ward. L’humour est rarement présent, laissant parfois la place à une atmosphère sombre, quelques fois macabre, et un Batman souple et agile plus actif que sa version live-action. L’auteur accompagne les personnages dans leur vie civile, et laisse peu de place aux dialogues, remplacés par des scènes d’expressivité où les visages laissent le récit évoluer explicitement.

Si la série Bat-Manga se distingue sur quelques points d’autres adaptations de Sentai en bande dessinée, elle demeure un témoignage du manga des années ’60. Réduit à une forme de récits rudimentaires, le genre de la BD japonaise diffère pour beaucoup de la conception « moderne » du manga, défini par les grandes catégories apparues à la fin des années ’60 et dans les années ’70. Avant l’énorme succès du Jump et de l’explosion du nekketsu (Dragon Ball, One Piece, Saint Seiya), de nombreux mangas des années ’60 s’appliquaient à reproduire l’héritage Tezuka, et les codes de la télévision grand public. Les travaux de Kuwata resteront toujours liés à ce travail d’adaptation, l’auteur ayant au fil de sa carrière travaillé sur les séries The Time Tunnel ou Ultra Seven, continuation du Ultraman de Tsubayara, et autre immense héros de la culture Sentai.

La série Bat-Manga s’achèvera au terme du cinquante-troisième numéro, après que la mode de la Bat-Mania ne s’éteigne au Japon en 1967. Tendance éphémère, la série en BD et à la télévision n’aura duré qu’une année, annonçant la chute des audiences qui suivra ensuite en occident, quand les aventures d’Adam West seront déprogrammées au bout de trois saisons en 1968. La fin des années ’60 sera marqué par la naissance de nouveaux héros dans le paysage Sentai, et l’évolution du manga, qui abandonnera les routines des années ’50 pour construire ses propres œuvres fondatrices, et commencera à se tourner vers les shojo et les seinen en plus des jeunes garçons.

Le Shonen King continuera de publier de nouveaux titres de son côté, et gardera sous clés les archives de la série. DC Comics ne réquisitionnera jamais ce travail de commande venu du Japon.

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Renaissance d’une oeuvre oubliée

En 1995, le dessinateur David Mazuchelli (Batman : Year One) se rend au Japon à l’occasion d’une convention de dessinateurs. Il apprend sur place l’existence du Bat-Manga, et aura d’ailleurs l’occasion d’en consulter plusieurs numéros lorsqu’il visitera, cinq ans plus tard, les archives de la Shonen Gahosha. Mazuchelli évoquera l’existence de la série à son ami, l’artiste et directeur créatif de Random House, Chip Kidd, grand collectionneur de toys et produits dérivés Batman. L’information fait son chemin, et lorsque Kidd rencontre à son tour le collectionneur Saul Ferris au cours d’une vente en ligne de jouets de collection, les deux passionnés vont immédiatement se lier d’amitié et mettre en place le projet d’éditer les vieux numéros du Bat-Manga encore en circulation.

Après un travail de recherche de plusieurs années sur le web japonais en quête de vieux numéros du Shonen King en bon état, Kidd et Ferris préparent un portfolio d’une quarantaine de pages, envoyé à DC Comics dans l’idée d’un partenariat avec Random House pour publier une partie de la série. Avec l’accord de Paul Levitz, le projet est lancé et, en 2008, arrive Bat-Manga ! Secret History of Batman in Japan, un trade paperback de 360 pages collectées des vieux numéros et d’illustrations issues des magazines de l’époque. Le volume contient aussi quelques jouets de collection, illustrés en images, et une interview de Jiro Kuwata, jeune retraité de 73 ans. La mauvaise qualité de certains exemplaires ampute l’oeuvre d’une partie de son contenu, la totalité du volume ne comprenant pas tous les numéros de la série originale.

L’ouvrage reçoit un très bon accueil auprès de la critique, la plupart des reviews saluant l’effort d’authenticité à restituer la série dans son format d’époque, et le travail déployé par Kidd et Ferris dans l’accomplissement du projet. 41 ans après la fin de la série, Bat-Manga ! Secret History of Batman in Japan est aussi félicité en sa qualité de « document culturel historique », mélange quasi-unique d’influences occidentales et japonaises aux premiers temps de deux formes d’art, comic books et mangas.

Après un premier revival né de l’envie de deux collectionneurs de goodies, le Bat-Manga finit par arriver en occident par la grande porte, lorsque DC Comics annonce la republication de l’intégralité de la série en 2013. Traduite, restaurée et dans sa version complète, la série a été publiée chaque semaine depuis entre 2014 et 2015 sous la bannière du Digital First. Paradoxalement, le programme numérique de DC Comics présentait aussi la série Batman ’66, adaptation moderne de la série TV d’Adam West par Jeff Parker et Jonathan Case.

Quelques hommages récents ont été rendus au Bat-Manga : en 2012, le premier numéro de la Batman Inc. sous l’ère New 52 crée un Batman Japonais, Jiro Osamu, en hommage à Jiro Kuwata et Osamu Tezuka, qui affronte l’un des vilains de la série Bat-Manga, Lord Death Man, personnage de Kuwata inspiré par le Death Man de Robert Kanigher et Sheldon Moldoff (Batman #180, 1966). Le même Lord Death Man apparaît au cours d’un épisode de la série animée Batman : The Brave and the Bold, où le designer Chip Kidd est aussi crédité.

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Jiro Kuwata, avant et après

Si l’oeuvre de Kuwata est relativement méconnue aujourd’hui, la suite de sa carrière explique en partie cet anonymat auprès des lecteurs modernes. Talentueux dès son plus jeune âge, l’artiste commence à dessiner à l’école primaire et voit son premier manga publié à seulement treize ans. S’en suivra une longue carrière d’oeuvres aujourd’hui disparues ou difficilement trouvables, avant de devenir le dessinateur de séries de commande, principalement adaptées des univers super-héroïques du Sentai télévisé. Son plus gros succès, Batman mis à part, sera la série 8 Man, qu’il crée avec son ami Kazumasa Hirai.

Inspiré par Astro Boy, 8 Man raconte l’histoire d’un policier assassiné par une bande de truands et ramené à la vie sous la forme d’un cyborg par un scientifique. Le personnage embrasse l’amour de son dessinateur pour les super-héros, et sera un succès retentissant au cours de sa publication, de 1963 à 1966. 8 Man dépassera ensuite les ambitions du duo original, pour devenir une licence adaptée en animation et en long métrage au cinéma. L’une des raisons du succès de la série auprès des lecteurs modernes tient au fait que le personnage a servi d’inspiration à la création de Robocop. Avant de pouvoir livrer le dernier numéro de la série, Jiro Kuwata est incarcéré pour possession d’armes à feux, après avoir envisagé de mettre fin à ses jours, et restera en prison jusqu’au début des années ’70.

Libéré de prison, Kuwata s’éloignera de son travail sur les mangas, où l’isolement et la dépression le plongeront dans l’alcoolisme. Au milieu des années ’70, l’auteur, qui ne travaille presque plus, finit par trouver une forme d’équilibre en se convertissant au Bouddhisme. Son attachement à la religion lui inspirera la création de nombreux artbooks dédiés à la vie de Bouddha. Il reviendra sporadiquement à son travail de mangaka à quelques occasions, et livrera en 1992 sa propre fin à la série 8 Man, sur la demande du co-créateur Kazumasa Hirai. Aujourd’hui âgé de 80 ans, Kuwata coule des jours paisibles avec ses souvenirs, ceux d’un homme qui aura vécu toute l’histoire de la bande-dessinée Japonaise, celle des premiers super-héros, tant sur l’archipel qu’en occident, et, à l’ombre du géant Tezuka et des pères fondateurs du manga de l’époque, aura créé à sa façon sa propre légende dont on se souvient encore aujourd’hui.


Extraits de Bat-Manga! Secret History of Batman in Japan, 2008, Random House Books

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Mandalorwarrior
Mandalorwarrior
8 années il y a

Batman version Manga ? Hum… genre les batarang peuvent briser un picket en metal et les mechant sont 100 foix plus mechant et irrealiste que l’original ?? lol

T]osh`iki
T]osh`iki
8 années il y a

sympa le dossier pour connaitre kuwata. Et surtout un autre batman

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